Introduction

Quelques  opposants à l’énergie nucléaire ont récemment mis en doute l’avenir du nucléaire sur la base des tendances du marché1. Il est indéniable que le secteur est en difficulté, plusieurs pays d’Europe étant complètement sortis de cette technologie (mais nous sommes loin de la totalité). Dans sa proposition récemment publiée concernant la politique énergétique nationale à venir, le gouvernement français maintient le cap de suppression partielle des capacités existantes de production d’électricité d’origine nucléaire. La date de réduction de la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité à 50 %, contre plus de 70 % actuellement, a été reportée de 2025 à 2035. Cela signifie que le fossé important qui existe en Europe en matière de politique énergétique et d’avenir du nucléaire restera ouvert pour les temps à venir2.

L’Europe n’est pas le seul marché de l’énergie pour la technologie nucléaire : j’aborde ici la question stratégique et les implications technologiques de la mondialisation pour le secteur nucléaire. La question sur laquelle je vais me concentrer à présent est celle de ce que l’on peut appeler le nouvel agenda technologique nucléaire dans une perspective française et européenne. Je ferai valoir que l’avenir du nucléaire reste ouvert, que le secteur nucléaire peut tirer les leçons du passé et utiliser l’innovation technologique pour se redéployer avec succès tant sur les marchés établis que sur de nouveaux marchés.

 

I. Des leçons durement apprises

Contexte général sur l’origine du EPR

Le projet EPR (European Pressurized Reactor, ou Evolutionary Pressurized Reactor) est apparu au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl (1986) et après le contre-choc pétrolier (surabondance) des années 1980. L’objectif était d’améliorer la sûreté et les performances économiques pour la France et l’Allemagne, puis de commercialiser le produit final dans le reste du monde : le récit était celui de la « renaissance du nucléaire ». Les signes que l’entreprise franco-allemande Areva (lancée à la fin des années 1980) allait devenir une entreprise strictement française (2011, c’est-à-dire après la catastrophe de Fukushima) étaient déjà visibles en 2009.

 

Les dures leçons de l’EPR

Sur les quatre projets EPR dans le monde, trois sont en cours de construction (Finlande, France, Royaume-Uni) et un est opérationnel (Chine, avec deux réacteurs). Tous ces projets ont connu des dépassements de coûts et des retards, ce qui a entraîné la faillite d’Areva. Quels enseignements le secteur du nucléaire peut-il tirer de cette expérience ? Le récent rapport commandé par EDF sur la construction de l’EPR de Flamanville, rédigé par Jean-Martin Folz, identifie trois enseignements clés :

  • S’en tenir autant que possible à la conception actuelle de l’EPR, afin que les leçons durement apprises du passé puissent être utilisées dans les futurs projets EPR ;
  • Maintenir la séparation organisationnelle entre le concepteur du réacteur (Edvance) et le fournisseur des composants du réacteur (Framatome) ;
  • Rétablir une culture d’excellence opérationnelle tout au long de la chaîne d’approvisionnement nucléaire.

 

Quelles sont les prochaines étapes pour le secteur nucléaire ?

Ces leçons durement apprises définissent les conditions nécessaires à l’avenir du nucléaire en France. Ils conduisent à deux autres questions :

  • Comment la filière nucléaire peut-elle atteindre l’objectif le plus ambitieux de la liste : la restauration de sa culture d’excellence opérationnelle ?
  • Dans le cas où les EPR auraient du mal à concurrencer les énergies renouvelables, les CCTs3 et les petites centrales nucléaires sur le marché mondial, quelles autres stratégies technologiques pourraient apporter la prospérité au secteur nucléaire ?

 

II. Mission : excellence opérationnelle

Le rétablissement d’une culture d’excellence opérationnelle nécessite la reconstitution des capacités et du savoir-faire industriels dans une perspective à long terme.

Quelle est la raison d’être du nucléaire ?

Cette objectif complexe exige d’être placée sous le signe d’un mission inspirante. La première question que le secteur nucléaire devrait se poser est de savoir pourquoi il existe. En plus d’autres facteurs, une réponse forte à cette question renforcera la capacité du secteur à attirer et à retenir les talents et à établir des partenariats avec d’autres acteurs industriels de premier plan4.

La Lateral Expertise Approach développée par Presans peut aider à définir le nouveau narratif que le secteur nucléaire a actuellement besoin d’établir.

 

L’excellence opérationnelle tout au long de la chaîne de valeur

Dans le contexte actuel, le rétablissement de l’excellence opérationnelle doit se concentrer non seulement sur la construction et la maintenance du parc nucléaire, mais aussi sur les technologies de démantèlement et de mise hors service. La mise au point de méthodes et de technologies efficaces à des fins de démantèlement et de mise hors service contribuera à renforcer le nouveau narratif du nucléaire.

 

Rendre l’excellence opérationnelle viable : Nuclear lean

Concilier des normes de sûreté élevées et l’efficacité économique : c’est le défi spécifique de la gestion dans le secteur nucléaire. Mais cet inconvénient apparent peut être atténué. Il existe de nouvelles méthodes et technologies qui permettent d’accroître l’efficacité sans compromettre la sûreté : c’est l’idée qui sous-tend le « Nuclear lean« .

 

Les implications technologiques de l’excellence opérationnelle

Enfin, le secteur nucléaire doit être à la pointe de la technologie de fabrication afin de répondre aux normes élevées et évolutives de contrôle de la qualité fixées par les agences de sûreté nucléaire. Les technologies de fabrication avancées en matière de forgeage des métaux et d’impression 3D font partie de cet avenir, car elles améliorent la capacité à contrôler la qualité à différents stades du processus de fabrication. Le secteur bénéficie déjà, tant en termes de coût que de rapidité, de l’ouverture à des fournisseurs d’expertise technologique à la demande tels que Presans.

 

III. Se réveiller dans un monde nouveau

La décentralisation de la production d’électricité

Comme me l’a récemment expliqué Kurt Baes, responsable de la practice énergie du bureau bruxellois d’Arthur D. Little, « le choc de la vague d’énergie verte est un choc de décentralisation » : l’électricité est désormais produite partout, y compris sur les toits des maisons comme en mer, avec une quantité quasi infinie de petites et grandes centrales. Les énergies renouvelables ont atteint une maturité technologique et industrielle telle qu’elles sont devenues compétitives tant sur le plan du coût de l’énergie5 que sur celui de la valeur actuelle nette financière.

L’EPR est l’une des méthodes de production d’électricité les plus centralisées proposées sur le marché aujourd’hui. Cette solution constitue un investissement massif, nécessitant la volonté politique d’offrir un prix garanti relativement élevé à l’opérateur, comme au Royaume-Uni.

Compte tenu de ces réalités, le secteur nucléaire travaille depuis plus d’une décennie au développement de petits réacteurs modulaires (SMR), dont certaines unités sont déjà opérationnelles, notamment en Russie. Ces unités auraient moins d’un cinquième de la capacité d’un EPR, mais seraient mobiles, pourraient être bâties sous terre et pourraient offrir des fonctionnalités intéressantes en termes d’autonomie et de sécurité. En France, le CEA et EDF ont récemment annoncé leur propre projet SMR, Nuward.

 

Construire la killer app du digital industriel

Nous avons déjà vu que l’inconvénient apparent des contraintes de sûreté lourdes dans le secteur nucléaire peut être atténué. Mais grâce à la transformation digitale, cette caractéristique pourrait également être transformée en avantage.

La transformation digitale est pertinente pour le secteur nucléaire pour les mêmes raisons qu’elle l’est pour tous les secteurs qui gèrent des actifs industriels importants : les simulations sur un jumeau numérique d’un réacteur peuvent générer des gains d’efficacité importants en matière de maintenance.

Toutefois, les normes de sûreté qui s’appliquent au secteur nucléaire sont uniques. Les systèmes de commande- contrôle numériques nécessitent un sur-système analogique capable de reprendre le contrôle en une fraction de seconde. Pour cette raison, le secteur nucléaire a le potentiel de devenir un leader7 : il s’avère que le nucléaire détient la clé d’une des approches technologiques à faible émission de carbone qui pourrait convenir à cette stratégie.

 

Conclusion

J’ai fait valoir que l’avenir du nucléaire est ouvert, sur la base des trois facteurs suivants :

  • L’excellence opérationnelle, tant dans la construction de nouveaux réacteurs que dans l’exploitation du parc installé, ainsi que dans les opérations de démantèlement et de déclassement.
  • Le leadership dans la transformation numérique des industries lourdes.
  • Des technologies de rupture à la fois pour les cas d’usage établis et nouveaux.

Le premier point est une condition préalable à l’avenir du nucléaire. Le deuxième point concerne moins le nucléaire que les externalités positives potentielles du nucléaire sur le reste du système industriel. Le dernier point contient la question la plus décisive pour l’avenir industriel de la technologie de la fission nucléaire, considérée en elle-même : les nouveaux usages au-delà de la production d’électricité.

L’avenir de la filière nucléaire en France repose désormais sur la reconquête de son feu moral pour inspirer une nouvelle génération.

Notes

  1. The Technological and Economic Future of Nuclear Power, R. Haas, L. Mez, A. Ajanovic (Eds.), Springer (2019 – qui contient un argument contre le mélange des « énergies renouvelables à flux » et du nucléaire.
  2. France et Allemagne face à la transition énergétique, J. Knight, open-organization.com (2019)
  3. Combined Cycle Turbines.
  4. Le whitepaper de Presans sur les Organisations Ouvertes traite de l’importance de la mission inspirante et examine plusieurs cas d’entreprises industrielles où ce facteur fait une différence positive.
  5. Cela vient s’ajouter au fait que, de par la loi, ils sont expédiés en priorité, selon l’ordre de mérite des réseaux électriques européens.
  6. Plus d’informations sur la notion de « killer app » dans La naissance de la stratégie de plateforme à partir de l’esprit de la killer app, J. Knight, open-organization.com (2018)/efn_note] dans les applications digitales industrielles liées à la cybersécurité. Une fois que la culture de l’excellence opérationnelle nucléaire sera restaurée, elle pourra être mise à profit pour atteindre une position de leader dans ce domaine.

     

    Réaliser des percées industrielles grâce à d’innovation

    Enfin, le secteur nucléaire peut utiliser sa liberté pour explorer des applications entièrement nouvelles pour les réacteurs nucléaires. J’ai récemment attiré l’attention sur la possibilité que des technologies de rupture entrent sur le marché pétrochimique6Une nouvelle stratégie technologique pour l’économie verte, J. Knight, open-organization.com (2020)