Cet article discute et clarifie la notion de killer app pour montrer qu’elle correspond à la voie royale, et souvent inavouée, des stratégies de plateformes utilisées par les organisations ouvertes.

Autour de l’an 2000, les utilisateurs de Google Search cessaient rapidement d’utiliser les autres moteurs de recherche, conduisant rapidement à une part de marché dominante de cette application.

C’est un bon exemple de killer app. Mais où trouverons-nous une définition générale ? Tournons-nous vers Microsoft et Bill Gates.

Le Microsoft Computer Dictionary (éd. 1997) définit killer app de deux manières :

  • « Une application tellement populaire et répandue comme standard qu’elle nourrit les ventes d’une plateforme hardware ou d’un système d’application pour lequel elle a été écrite. »

  • « Une application qui supplante ses concurrents. »

Bill Gates, dans le contexte particulier d’un procès pour abus de position dominante, a pour sa part donné une définition plus simple de la killer app :

« une application très populaire. »

Suite au bouleversement des règles du jeu de la distribution des applications informatiques par le succès du Web, c’est cet usage plus simple qui domine aujourd’hui. Une killer app, dans l’usage courant, c’est une application populaire au point d’être une fonctionnalité must-have et standard pour tout le monde.

Cette simplicité n’a cependant pas fait disparaître les relations causales  entre popularité d’une killer app, part de marché d’une plateforme et élimination des applications concurrentes. Dans le monde des organisations ouvertes, c’est en réalité toujours la killer app qui constitue, mutatis mutandis, la voie royale des stratégies de plateforme. Mais, comme nous le verrons dans le cas du digital industriel, la mise en pratique de ce principe n’a rien d’évident.

1. Ne pas se laisser dérouter par la notion de plateforme

On a l’impression de savoir de quoi l’on parle quand on utilise le mot plateforme aujourd’hui. Mais peut-être parfois à tort. Chez Presans, nous distinguons trois types de plateformes (cf. cet article germinal) :

  • La plateforme infrastructure de développement : Windows, Amazon Web Services
  • La plateforme offre-demande : Uber, AirBnB
  • La plateforme à business model bi- voire triface : Google, Facebook

Pour Microsoft, plateforme implique supériorité de la valeur créée par les tiers

Bill Gates estime que le critère véritable d’une plateforme réside dans la supériorité de la valeur créée par les tiers utilisateurs de la plateforme à la valeur créée par les créateurs de la plateforme. Ce principe s’applique à Windows et à AWS (Amazon Web Services). Mais il ne s’applique pas à Google et Facebook. Il ne s’applique pas non plus à Uber ou AirBnB.

Dans le monde de Bill Gates, avant l’émergence du Web, la notion de killer app s’applique sans trop de difficulté. L’utilisateur achète et utilise la plateforme pour pouvoir utiliser l’application.

Les choses se compliquent avec l’apparition des titans du web. Google et Facebook ont pour utilisateurs vous et moi, et pour clients des annonceurs publicitaires.

Prenons Google. Ce qui nous importe n’est pas la plateforme triface Google, mais une application : le moteur de recherche. Il se trouve que par l’attention que nous donnons aux résultats de ce moteur, nous validons le modèle économique de plateforme de données publicitaires de Google. Nous ne l’utilisons pas directement et nous n’y prêtons guère attention, mais nous le validons, nous nourrissons les ventes d’annonces de cette plateforme. Sans la popularité du moteur de recherche, il n’y aurait pas de plateforme publicitaire.

En théorie, le moteur de recherche pourrait exister sans la plateforme publicitaire. En pratique, le modèle économique publicitaire semble irrésistible — sauf à transformer formellement le moteur de recherche en service public. Les applications concurrentes sont en tout cas marginales.

Les traces de notre attention sont stockées dans une vaste infrastructure de serveurs, et pas ailleurs. Nous y occupons de la place. Nous tâtonnons pour établir le principe d’une reconnaissance de notre propriété sur ces données.

Nous n’achetons plus directement du hardware avec de l’argent, mais l’esprit de la killer app n’a pas disparu pour autant. C’est même tout le contraire. L’argent a été remplacé par de l’attention, qui n’est qu’un détour vers l’argent des annonceurs. Le hardware local a été remplacé par des serveurs centralisés, où se baladent nos précieuses traces personnelles. Nous pouvions jadis décider unilatéralement de nous débarrasser de notre ordinateur personnel, ou de changer de système d’exploitation. Il est plus difficile de s’échapper des serveurs sirènes de Google, pour parler à la manière de Jaron Lanier (qui travaille pour Microsoft).

L’agrégation des données permise par la stratégie de plateforme de Google est en réalité une apothéose de la killer app, une sorte de killer app libérée de toute inhibition et de tout obstacle à sa domination invasive.

Le cas des plateformes de transactions

Google et Facebook sont finalement uniques dans leur genre, du moins en Occident. Les autres plateformes n’atteignent pas au même niveau de transcendance et sont moins acrobatiques à comprendre dans leur principe. Elles relèvent plus vulgairement de la catégorie intermédiaire des plateformes offre-demande. Elles aussi empruntent la voie royale de la killer app pour s’établir en tant que plateformes transactionnelles, maîtresses de la relation et de l’expérience client.

Les barbares de la transaction sont moins terrifiants que les barbares de l’attention.

2. Que faire en cas de killer app introuvable? Le cas du digital industriel

Un use case désigne la description de la manière dont un acteur utilise un système informatique pour atteindre un objectif. Le use case est l’utilité d’une application du point de vue de son utilisateur.

C’est le lot de la majorité d’entre nous : quand on n’a pas de killer app, on a des use cases.

Il n’y a pas toujours de killer app à trouver. Le problème réside dans la difficulté de prouver que personne n’en trouvera. La survenue d’une killer app est toujours susceptible de chambouler les positions établies.

En 2016, GE pensait que la maintenance prédictive d’actifs industriels (Asset Performance Management) serait une killer app. Force est de constater aujourd’hui qu’il s’agit plutôt d’un cas d’usage pertinent pour certaines entreprises industrielles, incapable cependant par lui-même de convaincre toutes les entreprises industrielles d’investir dès aujourd’hui dans cette application. Predix est une belle plateforme de développement, mais c’est encore pour le moment une plateforme sans killer app.

Plus généralement, personne n’a encore trouvé la killer app du digital industriel.

Que faire dans ces cas-là ?

Stratégie #1 : cultiver la proximité aux clients.

L’une des raisons pour lesquelles il n’est pas simple de trouver la killer app du monde industriel réside dans le caractère ultra-sensible des données en possession des acteurs.

L’idéologie de la transparence des données, qui dévalue la notion de propriété de l’information, n’a tout simplement pas cours dans le monde de l’industrie.

Dans ces conditions, les use case sont eux-mêmes des actifs précieux, patiemment constitués dans le cadre de relations de long terme entre acteurs industriels.

Stratégie #2 : se positionner comme partenaire de choix dans l’écosystème.

L’absence de killer app peut durer indéfiniment. Dans cette perspective, il est judicieux de s’ouvrir à un écosystème pour introduire dans les cas d’usage des standards partagés.

Encore faut-il choisir les bons écosystèmes : dans le domaine de l’Internet industriel, la création du Cloud industriel souverain Industrial Data Space suggère que nos voisins d’outre-Rhin pourraient être en avance sur la France d’au moins un coup.

Stratégie #3 : Recourir aux bases de données constituées par des tiers de confiance.

Les organisations industrielles qui font le choix de l’ouverture peuvent s’appuyer sur des intermédiaires reconnus tels que Presans pour fluidifier la circulation des informations sans avoir à dévoiler leur stratégie.

Stratégie #4 : trouver une killer app en sortant du cadre.

Ne pas conclure de l’absence de killer app à son impossibilité.

L’exploration du champ des fonctions susceptibles d’être digitalisées n’est pas achevée, loin de là. À titre d’exemple inspirant : Patrick Koller, CEO de Faurecia a récemment fait valoir dans le cadre de l’un de nos échanges tout l’intérêt que pourrait représenter une traçabilité digitale de la gouvernance d’entreprise.

Conclusion

La transformation digitale est un sujet dont tout le monde parle. Les réussites réelles n’y concernent cependant qu’un petit nombre d’élus.

Les entreprises de l’ancien monde seront nombreuses à disparaître, remplacées ou transformées en fournisseuses de commodités.

La raison pour laquelle il y a peu d’élus est que la killer app ne se décrète pas d’en haut. Elle emporte son succès par l’attraction qu’elle exerce sur des utilisateurs libres.