1. Que faire face au défi Tesla ?

Tesla a pas mal accéléré depuis mon article de septembre 2019. D’une part, la valeur en bourse de l’entreprise californienne ($131,0 Mds) surpasse actuellement1 l’addition de celles de Volkswagen ($81,7 Mds) et de BMW ($43,3 Mds). D’autre part, elle a arrêté son choix sur un site en Allemagne, proche de Berlin, pour accueillir la prochaine Gigafactory. A cela s’ajoute le fait que la Gigafactory de Shanghai a commencé à produire. Face à ces signaux, comment les acteurs européens du secteur automobile s’organisent-ils pour faire face au défi ?

 

    a. $TSLA a fait x4 en 4 mois

 

    b. La hausse n’est pas seulement spéculative

La hausse du cours de l’action pourrait sembler résulter au moins en partie d’un jeu spéculatif.
Mais il est difficile de savoir ce qu’il en est réellement. Une chose est sûre : les milliards perdus par les spéculateurs à la baisse ne suffisent pas pour le moment à les décourager. Il y a encore des spéculateurs de taille qui parient gros sur l’échec de Tesla. Dans l’absolu, Elon Musk préférerait sans doute que Tesla ne soit pas cotée en bourse, mais c’est lui qui a le sourire en ce moment.

Au vu des 367 500 véhicules vendus en 2019 par Tesla (sur 895 362 depuis 2013), le marché semble privilégier le scénario d’un passage à l’échelle réussi et d’une avance technologique maintenue. La technologie de contrôle et de commande aurait six ans d’avance sur la concurrence. Des bonnes nouvelles en matière de durée de vie des batteries sont attendues dans les mois prochains, lors du Battery Investor Day2. Les vulnérabilités de l’organisation3 semblent complètement oubliées.

 

     c. Le défi Tesla admet deux types de réponses

L’un des objectifs4 de Tesla est de substituer ses produits automobiles à l’ensemble de l’industrie existante. Cette menace est désormais prise en compte par les acteurs de l’industrie automobile, parmi lesquels figurent les autorités publiques nationales et européennes. Leurs réponses au défi Tesla consiste à ajouter un volet de politique industrielle aux dispositifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La spécificité de ces dispositifs est de rendre des technologies compétitives sur le marché, qui autrement ne le seraient pas5. Un autre type de réponse, uniquement basé sur des considérations de marché, consiste à explorer des technologies de rupture.

Examinons maintenant ces deux types de réponses dans leurs expressions concrètes.

 

2. Une réponse politique au défi Tesla : rattraper le retard européen

      a. Le rapport Mosquet-Pélata

Le rapport Mosquet-Pélata (dans la suite de l’article : “rapport Pélata” ou “le rapport”) a été publié il y a environ un an. Il propose une politique industrielle pour rattraper le retard de la France et de l’Europe en matière de batteries et de véhicule connecté et autonome6.


Batteries : créer une filière européenne

Le rapport rappelle que l’évolution du cadre réglementaire européen rend les véhicules électriques et hybrides incontournables pour les constructeurs. Sur le sujet des batteries, il défend le principe de la création d’une filière européenne, en raison de la part de cette composante dans la valeur d’un véhicule électrique. Cette préconisation s’intègre par ailleurs dans la stratégie du Ministre allemand de l’industrie Peter Altmaier, qui vise la création de trois consortiums industriels producteurs de batteries (cellules et recyclage), dont un franco-allemand. Par ailleurs, l’un des obstacles susceptibles d’entraver le projet a été levé : la Direction de la Concurrence de la Commission européenne a annoncé qu’elle ne s’opposerait pas aux aides gouvernementales en vue de créer un “Airbus des batteries”. Cependant, en dehors de Saft7, les acteurs industriels tels que PSA8 hésitent encore à participer au projet. Le projet de filière de batteries, qui partirait de zéro, est en effet très risqué… et c’est d’ailleurs pour cette raison que la Commission ne s’oppose pas aux aides gouvernementales : la réussite éventuelle du projet augmenterait le caractère concurrentiel du marché9 en ajoutant un acteur.


Véhicule connecté et autonome : générer les big data, cartographier, etc

Passons au sujet du véhicule autonome. L’un des enjeux majeurs du véhicule autonome est la mise en place de big data. Un lien peut donc être établi entre ce besoin et le projet de cloud européen porté par Bruno Le Maire et Peter Altmaier. De même, ce sujet dépend aussi de la stratégie industrielle d’intelligence artificielle. Du côté allemand, l’ensemble de ces thèmes technologiques figure dans l’agenda de l’industrie 4.0.

Les projets de big data ne sont pas sans précédent, y compris dans le secteur automobile. Le rapport note ainsi, p. 38 :

En France, des initiatives ont été prises pour constituer des bases de données de roulage, y compris en collaboration avec des acteurs allemands (projet Pegasus). Toutefois, les résultats sont peu conclusifs, et peu de données ont pu être ainsi partagées. Une relance forte est donc nécessaire.

En ce qui concerne le projet Pegasus, une visite du site suggère que ce dernier ne comporte en fait aucun partenaire français.

La cartographie constitue un autre exemple de technologie clé pour la mobilité connectée, comme noté p. 37 :

Pour ce qui concerne le domaine de la cartographie, afin de combler le manque sur la cartographie HD, il paraît utile d’investiguer le besoin de doter la France d’une technologie de cartographie haute-définition pour la conduite autonome comme l’ont fait les allemands.

Les constructeurs allemands BMW, Audi et Daimler disposent en effet d’une solution technologique européenne à travers l’acquisition en 2015 de Here, développé par Nokia.

L’impression qui se dégage du rapport Pélata en ce qui concerne le véhicule connecté et autonome est qu’un écosystème industriel européen a en fait déjà commencé à se développer autour de ce sujet, notamment grâce aux pôles de compétitivité en France.

 

      b. Un agenda électrique qui ne laisse guère de choix aux acteurs industriels

Pour un constructeur, la politique actuelle de réduction des émissions de gaz à effet de serre rend de plus en plus suicidaire le fait ne pas vendre de véhicules à batterie. Le rapport Pélata propose une stratégie pour rendre la vente de véhicules à batterie profitable. Les acteurs industriels sont en définitive invités à s’approprier et à supporter le risque d’une solution technologique rendue incontournable par la politique.

 

     c. Le risque d’un agenda technologique fermé

Une telle orientation politique de l’agenda technologique comporte un danger, et ce, même dans l’hypothèse où le véhicule à batterie serait la meilleure approche à long terme pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Car pendant que la politique européenne décrète que le véhicule à batterie n’émet pas de gaz à effet de serre, nous ne pouvons que noter qu’une grande partie de l’électricité actuellement produite en Chine et en Allemagne est issue de centrales à charbon10, entraînant un niveau d’émissions de CO2 élevé pour les véhicules électriques — supérieur à celui des moteurs thermiques modernes. Dans le contexte du système énergétique actuel, les véhicules électriques sont sûrement utiles à la réduction locale de la pollution urbaine, mais ils contribuent de fait aussi aux émissions globales de gaz à effet de serre.

La Chine a arrêté de subventionner les véhicules électriques. Les industriels y disposent donc actuellement de davantage de liberté pour explorer l’espace des technologies de mobilité verte. Notamment en comparaison avec ce qui se passe en Europe, où la fermeture de l’agenda technologique a un effet bloquant.

 

3. Répondre au défi Tesla en ré-ouvrant les paramètres de l’exploration technologique 

     a. Retour aux fondamentaux

Il convient de se méfier de l’idée qu’une subvention puisse déterminer une décision industrielle. Même si Tesla doit aussi sa survie à sa capacité à exploiter au maximum les subventions qui accompagnent la transition énergétique, je rejette la notion que ce facteur puisse être considéré comme étant à l’origine de son aventure.

Les subventions ne sont pas un facteur sur lequel une entreprise peut s’appuyer durablement. Comme l’a récemment rappelé Bernard Jullien dans un article passionnant consacré à la situation de l’électromobilité en France post-rapport Pélata :

comme on a pu le mesurer en Chine en 2019 et comme cela se dessine en France pour 2020 et plus encore pour 2021, les aides dont bénéficient les consommateurs pour acquérir ces véhicules ne seront pas durables et l’amortissement des efforts faits pour les développer sera conditionné par la capacité des constructeurs à trouver une « vraie » demande à des prix qui resteront élevés dans les deux à trois années à venir en tout cas.

Une décision industrielle résulte en dernière analyse d’un calcul de profitabilité. Si un acteur industriel estime qu’il ne peut pas gagner d’argent avec les véhicules électriques qu’il produit, l’obligation d’en produire sera pour lui une chose située quelque part entre un baroud d’honneur et un un coût pour continuer à faire des affaires11.

 

      b. Les autres technologies de la mobilité

Le rapport consacre des développements intéressants aux autres technologies vertes de mobilité : batteries de nouvelle génération (cellules à électrolyte solide), biocarburants avancés, hydrogène : 

  • Les batteries de nouvelle génération (cellule à électrolyte solide) : leur mise au point est intégrée dans la roadmap de la filière européenne de batteries, qui doit “démarrer la production sur la génération actuelle de cellules et […] mener en parallèle des travaux de R&D pour préparer l’arrivée des cellules à électrolyte solide à horizon 2025-30.” (p. 24)
  • Les biocarburants avancés : le rapport signale deux projets français : Futurol (Axens) et BioTfuel (Total). Il note que la France est le premier consommateur et producteur de biocarburants (ancienne génération) en Europe. Les perspectives des biocarburants de nouvelle générations se situeraient,  selon le rapport, dans le secteur de l’aviation. Il constate qu’il n’existe aucun appel d’offre en France pour cette technologie (p. 31).
  • L’hydrogène-mobilité est relégué au statut de technologie industriellement non mature, non concurrentielle, et à développer après 203012, avec des perspectives intéressantes pour la mobilité lourde.

Ce panorama passionnant permet de se faire une première idée des options technologiques dont dispose la mobilité verte. Pour autant, toutes les pistes technologiques existantes ont-elles reçues un examen suffisant ? Je pense pour ma part que le rapport n’épuise pas la question fondamentale de la stratégie technologique optimale pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cette question constitue un point à aborder dans un futur article.

 

      c. La question de la plateforme industrielle de la mobilité

La plateforme industrielle est un autre aspect qui mériterait un examen plus approfondi. Les Gigafactories13 de Tesla ne sont pas que des usines à batteries. Celle de Shanghai produit des véhicules. Celle qui est projetée à Grünheide14 près de Berlin doit produire des véhicules et des batteries. Celle de Buffalo produit des panneaux solaires. Seule l’usine de Sparks, dans le Nevada, produit exclusivement des batteries.

Une perspective à prendre au sérieux15 est que ces usines pourraient elles-mêmes devenir des produits, voire, pourquoi pas, un service fonctionnel auquel d’autres constructeurs pourraient s’abonner16.

 

Conclusion : choisissez votre scénario

Après lecture du rapport Pélata, un acteur industriel du secteur automobile aura donc le choix entre deux scénarios. L’un, préconisé par les auteurs, est celui du rattrapage. L’autre consiste à préparer la vague d’après et à développer d’autres produits de rupture.

Quant à Tesla : tout n’est-il pas une question de timing ? Nous verrons dans deux ans si la valorisation actuelle de l’entreprise est pleinement justifiée… et qui parmi les constructeurs actuels aura su relever le défi posé par ce nouveau venu.

Notes

  1. Mardi 3 mars 2020.
  2. Qui pourrait se tenir en avril.
  3. Vulnérabilités analysées ici.
  4. Pour un examen d’ensemble de la mission de Tesla, se reporter à l’article TESLA : ça passe ou ça casse, J. Knight, open-organization.com (2018).
  5. La justification économique de cette approche réside dans la prise en compte des externalités négatives résultant de l’émission de gaz à effet de serre.
  6. Et aussi de mobilité partagée, que nous n’abordons pas ici (cf. cependant l’article Blablacar / Flixbus : Affrontement terrestre majeur en perspective, J. Knight, open-organization.com (2019).
  7. Saft est une filiale du groupe TOTAL.
  8. PSA détient la marque allemande Opel depuis 2017.
  9. Caractère concurrentiel qui lui-même permet en théorie de réaliser un optimum collectif.
  10. L’article France et Allemagne face à la transition énergétique, J. Knight, open-organization.com (2019) compare les systèmes énergétiques français et allemand.
  11. A contrario, un cas exemplaire d’entreprise abordant la transition énergétique comme une opportunité est Air Liquide.
  12. Pour une comparaison plus développée entre mobilité-batterie et mobilité-hydrogène, se reporter à Transition énergétique : quel mix entre batteries et hydrogène ?.
  13. Un terme désormais utilisé de manière générique par les ministres français et allemand de l’industrie.
  14. En supposant que l’obstacle des activistes écologiques allemands puisse être surmonté.
  15. Notamment si l’on tient compte du potentiel de rupture de l’industrie 4.0 (dont nous examinons l’origine dans l’article Généalogie de l’industrie 4.0, J. Knight, open-organization.com (2017)).
  16. Perspective esquissée dans l’article TESLA : ça passe ou ça casse, J. Knight, open-organization.com (2018), et reprise sous une forme condensée dans le Whitepaper Presans, disponible ici en téléchargement. Albert Meige développe le concept de business model fonctionnel dans l’article Pour survivre, ne vendez plus des produits, A. Meige, N. Chanut, HBR France (2018).