Un avatar de la disruption digitale
Pour introduire notre sujet, revenons sur la manière dont Jaron Lanier définit dans Who Owns the Future? en première approximation son concept de serveur sirène :
“Un serveur sirène […] est un ordinateur d’élite, ou un ensemble coordonné d’ordinateurs, sur un réseau. Il se caractérise par son narcissisme, son aversion au risque hyper-amplifiée, et par une asymétrie d’information extrême. Il est le vainqueur d’une compétition de type tout ou rien, et il inflige des compétitions plus petites du même type à ceux qui interagissent avec lui.”
Selon Lanier, les serveurs sirènes causent à terme l’auto-destruction des sociétés soumises à leurs opérations de transfert de risque, à la manière du mythe des sirènes causant la perte des navigateurs maritimes.
Où trouve-t-on de tels serveurs? D’une part chez les fonds spéculatifs, d’autre part chez les titans de l’Internet. Jeff Bezos a commencé par travailler pour un représentant éminent de la première catégorie (devenant rapidement le plus jeune VP à Wall Street), avant de fonder l’un des quatre plus grands membres de la seconde. Cela fait de lui un parfait avatar de la disruption digitale.
Qu’est-ce qu’être centré sur le client?
Bezos est avant tout connu pour sa société Amazon, fondée en 1994 à Seattle et longtemps axée sur la vente online de livres. Amazon est une société connue à juste titre pour être centrée sur ses clients. D’une part, les fonctionnalités du site sont optimisées pour favoriser les conversions. D’autre part, l’expansion d’Amazon dans de nouvelles catégories de vente est dominée par le thème de la mise à disposition externe d’actifs internes, à commencer par les capacités logistiques et informatiques. Vers 2002, Bezos accroît la consistance digitale de ce thème en lançant le processus de métaplateformisation qui aboutira à AWS (Amazon Web Services).
C’est AWS qui a permis l’éclosion des startups post purge de 2000, en transformant le coût fixe des infrastructures informatiques en coût variable, diminuant de manière décisive le coût des applications et des plateformes digitales.
Le succès des nouvelles activités d’Amazon se fonde souvent de manière décisive sur la présence initiale d’un gros client. Le gros client dans le cas d’AWS est Amazon lui-même. Dans le cas de la récente acquisition de Whole Foods, le gros client permettant le développement de l’activité de distribution alimentaire d’Amazon pourrait être Whole Foods.
La guerre finale avec Walmart, grand modèle et concurrent d’Amazon, peut désormais commencer.
Qu’est-ce que communiquer?
Le tournant AWS porte la marque de la philosophie de la communication de Bezos.
Selon cette philosophie, le besoin de communiquer est typiquement le symptôme d’un dysfonctionnement du système. Ce qui est fonctionnel, c’est d’acheter un produit et de le noter. Ce qui n’est pas fonctionnel, c’est d’avoir un problème avec l’interface et d’avoir besoin d’en parler à quelqu’un au téléphone. AWS peut être vue comme une généralisation de cette conception disruptive de la communication, qui s’exprime aussi fameusement dans la culture data-centrée du management d’Amazon, hostile au présentations PowerPoint, à la rétention d’information, et aux déjections de taureau.
La communication, c’est aussi savoir se brancher sur les bonnes sources. Les cadres d’Amazon participent ainsi à un club de lecture où sont discutés des livres tels que ceux de Nassim Taleb ou de Clayton Christensen. Bezos est également lecteur de newsletters telles que VSL.com et Cool Tools.
La vision macro de Bezos
Bezos a annoncé lors de son discours de major de sa high school son intention de coloniser l’espace. Fan de Star Trek, spectateur de la mission Apollon 11 à l’âge de cinq ans, il a fondé Blue Origin en 2000, soit deux ans avant que son rival Elon Musk ne fonde SpaceX.
La vision de la colonisation spatiale de Bezos semble guidée par l’idée que la Terre doit être débarrassée de toute activité humaines destructrice. Des colonies orbitales fourniront un lieu d’habitation à l’humanité. Bezos tout comme Musk puise dans la science-fiction. Leur rivalité fait partie de leurs destins.
Deux remarques pour conclure
- L’existence de Jeff Bezos apporte une confirmation supplémentaire de l’analyse de David Cosandey. Nous assistons à la ré-émergence d’une compétition spatiale longtemps endormie, à la fois à l’intérieur des USA et entre les USA et la Chine. Sans oublier l’Europe avec notamment ThrustMe.
- Une différence entre Apple et Amazon est que Steve Jobs, contrairement à Jeff Bezos, avait un grand amour pour la musique. Similarité hypothétique : Apple est en train de se positionner sur le marché de la conquête de l’espace. À confirmer.
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Référence utilisée :
Brad Stone (2013), The Everything Store: Jeff Bezos and the Age of Amazon.