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Résumé

Pourquoi les entreprises existent elles ? Les économistes essayent de répondre à cette question depuis le début du XXe siècle. Nous présentons ici cinq courants de pensée qui ont structuré cette réflexion : (i) la théorie des coûts de transactions (Coase) ; (ii) la théorie de l’incertitude radicale (Knight) ; (iii) la théorie de la collaboration (Alchian et Demsetz) ; (iv) la théorie des incitations (Holmstrom et Milgrom) ; (v) et le paradigme évolutionniste (Nelson et Winter).

Introduction

La question de la nature de l’entreprise est essentielle lorsque l’on s’intéresse, de près ou de loin, à la transformation digitale des organisations. Celle-ci modifie profondément les entreprises, et de nouvelles formes d’organisations, les organisations ouvertes  émergent. Penser les différences entre ces nouvelles organisations ouvertes, et les entreprises traditionnelles implique toutefois d’identifier les permanences.

Towards Open Organizations ®

Par exemple, on entend que la raison d’être de l’entreprise est « d’abaisser les coûts de transaction ». Ces termes de « coûts de transactions » font référence à un paradigme fameux, issu de l’article de Ronald Coase The Nature of the Firm, publié en 1937. Cet article cherchait justement à répondre, pour la première fois, à la question « pourquoi les entreprises existe-t-elle ?».

La transformation digitale permettant « d’abaisser les coûts de transactions » à zéro, on pourrait être amené à penser qu’il s’agit donc de la fin pure et simple des organisations. Cependant, ce serait oublier que depuis 1937, au moins quatre autres courants de pensée ont émergé chez les économistes pour expliquer l’existence et la nature des entreprises.

Dans l’optique d’identifier ces permanences, cet article vous propose un bref tour d’horizon de ces différentes « théories de la firme », qui expliquent pourquoi, malgré la baisse de ces coûts de transactions, les organisations ne sont pas prêtes de disparaître.

Mais d’abord, définissons clairement les différents termes de firme, d’entreprise, et d’organisations. Le terme le plus général, l’organisation, désigne tout simplement un groupe d’individus ayant un but collectif : ce peut être une entreprise, un syndicat, une association, un parti politique, etc. La firme est avant tout un anglicisme, qui fait surtout référence à la raison sociale (définition de l’Académie française), et donc à la forme juridique de l’organisation. En ce sens, la firme a une dimension statique, à l’inverse de l’entreprise, qui désigne la même organisation, mais avec une connotation plus dynamique. L’entreprise a un projet [lien vers l’article sur le projet d’entreprise], interagit avec son environnement.

Coase (The nature of the firm, 1937) : l’existence des firmes est liée aux coûts de fonctionnement du marché.

Pour Ronald Coase, l’existence des firmes est liée aux coûts de fonctionnements du marché. Pour chaque transaction sur un marché, il faut trouver l’acheteur ou le vendeur, lui faire confiance, vérifier la qualité du produit, attendre la livraison, etc. Ce sont des coûts de transaction, en termes de temps ou d’argent. À l’inverse, à l’intérieur de la firme, « l’entrepreneur-coordinateur », qui dirige la production, se substitue à l’échange marchand. L’allocation des ressources (qui dispose de quelle ressource pour produire) se fait par la relation d’autorité. Dans l’organisation, un contrat de long terme (une relation d’emploi) se substitue à une multitude de contrats de court terme, ce qui réduit considérablement les coûts de transaction. Les organisations existent donc car cela leur permet de ne pas faire face à ces coûts de transactions.

Knight (Risk, Uncertainty and Profit, 1921) : l’existence des firmes est liée à l’incertitude

De manière un peu différente, pour Knight, la nature de la firme est intimement liée à la différence entre risque et incertitude, et à une division du travail. Knight définit le risque comme une distribution de probabilité sur un ensemble d’évènements connus à l’avance. Face au risque, on peut prendre des décisions. À l’inverse, dans un monde d’incertitude radicale (par exemple, où l’on ne connait pas l’univers des évènements possibles), les événements ne peuvent par définition pas être prédits. Dans ce contexte, la fonction majeure de la firme consiste « à décider que faire et comment le faire » (un autre article de ce même blog développe cette idée plus avant). Comme la firme ne peut pas se fonder (seulement) sur les probabilités, elle doit prendre ses décisions en fonction de son expérience accumulée, que l’on peut appeler savoir opérationnel. Pour Knight, certains individus, dotés de traits de caractères particuliers et d’un savoir opérationnel plus développé, sont naturellement plus aptes à décider, contrôler et diriger les actions des autres. La présence de l’incertitude fait naturellement émerger une spécialisation des fonctions. D’un côté, les entrepreneurs, responsables, assumant les risques et récupérant ainsi les profits. De l’autre, les travailleurs, dont le revenu stable est garanti, en contrepartie d’une relation de subordination. « L’essence de la firme est la spécialisation de la fonction de direction responsable de la vie économique, la caractéristique négligée à partir de laquelle naît l’inséparabilité entre deux éléments : la responsabilité et le contrôle ». Dans ce paradigme, la présence de la firme émerge naturellement de l’incertitude radicale du monde.

Alchian et Demsetz (Production, information costs, and economic organization, 1972) : l’existence de la firme découle de l’efficacité de la collaboration.

Certains auteurs estiment que l’existence de la firme découle plutôt de l’efficacité de la collaboration. Pour Alchian et Demsetz (1972), la caractéristique principale de la firme est de favoriser la coopération de manière à ce que la production soit supérieure à la somme des efforts consentis. S’organiser en « firme » plutôt que de recourir à des relations marchandes induit donc un bénéfice clair, le « surplus » de production provenant des effets de synergies du travail en équipe. Cette organisation a pourtant un coût : en collaborant en équipe, on ne peut pas identifier l’apport individuel de chacun. Tout le monde a donc intérêt à bénéficier des efforts collectifs sans y contribuer. Plus la taille de « l’équipe » s’agrandit, plus la proportion à être un « passager clandestin » augmente, diminuant d’autant le surplus provenant du travail d’équipe. L’existence de la firme provient donc de sa plus grande efficacité ; sa taille finie provient du compromis entre coût et bénéfice pour la firme.

Holmstrom et Milgrom (The firm as an incentive system, 1994) : la firme et le marché sont deux systèmes d’incitations différents

La théorie des incitations, initiée dans les année 1990 par Holmstrom et Milgrom notamment, analyse les relations d’agences entre les agents économiques. Cette théorie suggère que l’entreprise et le marché sont deux systèmes d’incitations distincts, qui répondent chacun à des besoins différents. Chaque transaction, chaque relation de travail, engendre un ensemble de problèmes de coordination. Par exemple, le salaire de A dépend de l’action de B, qu’A ne peut pas observer. Ces auteurs considèrent que la relation employeur-employé (l’entreprise) et la relation contractuelle marchande sont deux systèmes d’incitations différents pour aligner les intérêts des différentes parties prenantes. Chacun de ces systèmes est un mélange particulier de trois instruments de coordination : l’autorité ; le système de rémunération ; et la structure des droits de propriété. L’existence de l’entreprise provient donc de l’existence de certaines situations, pour lesquelles le système d’incitation propre à l’entreprise est optimal : par exemple, la relation salariale, à l’intérieur de la firme, est optimal lorsque la nature du travail nécessite de développer des incitations à l’effort. En effet, cet effort est inobservable et on ne peut donc pas le contractualiser, c’est à dire spécifier par contrat quel doit être le niveau d’effort et pouvoir ainsi passer par le marché. Il faut donc d’autres mécanismes d’incitation : autorité, culture d’entreprise, etc.

Nelson et Winter (An evolutionary theory of economic change, 1981) : la théorie cognitive et évolutionniste de l’entreprise

Enfin, Nelson et Winter (1981) développent une vision évolutionniste et cognitiviste de l’entreprise : les organisations développent de manière dynamique et conjointe leurs objectifs ainsi que les moyens pour y arriver. Dans cette optique, la firme est un répertoire de compétences humaines spécifiques. L’une des particularités de l’entreprise est de permettre ainsi la coordination interindividuelle des connaissances. Pour cela, l’entreprise doit développer des heuristiques, c’est-à-dire des règles de conduite, des langages, des procédures susceptibles de faciliter la coordination entre les individus. C’est le rôle des routines qui, en présence d’incertitude procédurale, permettent aux individus d’agir en suivant des comportements réguliers ancrés dans le passé. Le paradigme cognitiviste, celui de Nelson et Winter, appréhende la firme comme un lieu d’agencement, de construction et de sélection des compétences, mais aussi comme un lieu d’acquisition, de production et de distribution des connaissances nécessaires au maintien des compétences.

Vers de nouvelles théories de la firme?

On peut ainsi identifier 5 visions différentes sur l’origine des firmes : celles-ci sont fondées sur les coûts de transactions (Coase), sur l’incertitude (Knight), sur la collaboration (Alchian et Demsetz), sur les incitations (Holmstrom et Milgrom), et sur le paradigme évolutionniste (Nelson et Winter).

En comparant l’approche de Nelson et Winter avec celle de Coase, on peut remarquer que, de plus en plus, ces visions cherchent à expliquer les interactions des organisations productives avec leur environnement (l’entreprise), plutôt que leur existence classique (la firme). Poursuivant dans cette optique, on peut imaginer une théorie de l’entreprise comme organisme vivant – l’adaptabilité à l’environnement par excellence.

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Cette brève histoire intellectuelle de la nature de l’entreprise s’est fondée sur l’article L’arbitrage de l’entreprise entre le travail salarié et le travail indépendant : une réflexion à partir des théories économiques de la firme et de la relation d’emploi [in : Annexe B du chap. 1 du : Rapport La protection sociale des non-salariés et son financement]