Le secteur de l’énergie est en pleine transformation, confronté à fois à une explosion de choix technologiques et à des pressions importantes pour accélérer sa décarbonisation. Plus que jamais, s’il veut être acteur des révolutions en cours, et non pas les subir, il a besoin de mobiliser un niveau élevé d’expertise scientifique et technique. 

 

I. Révolutions réelles : Le secteur de l’Oil & Gas est sous pression pour opérer sa transition

Deux nouvelles contraintes de décarbonisation tendent actuellement à s’exercer sur les entreprises du secteur oil & gas. D’une part, la pression exercée par des recours juridiques en vue de condamner les entreprises jugées trop lentes à mettre en œuvre leur décarbonisation. D’autre part, la pression exercée sur les marchés financiers en vue de restreindre l’accès au marché de la dette ou l’accès au crédit des entreprises ne jouant pas le jeu de la décarbonisation. Et, au contraire, de favoriser le financement des entrepreneurs de l’énergie verte. À cela s’ajoute la probable hausse du prix du carbone dans les années à venir, et une hausse correspondante des dépenses en crédits carbones pour les entreprises non décarbonisées.

Toutes ces tendances pourraient conduire à des chamboulements dans le secteur de l’énergie. De nouveaux entrants décarbonisés pourraient à terme prendre le contrôle d’entreprises anciennement dominantes mais inadaptées au nouveau monde. Dans un tel scénario, les géants actuels de l’énergie seraient détrônés. Ils ne joueraient pas un rôle central dans la coordination de la transition énergétique.

Bien sûr, ces géants réagissent. En Europe, la diversification des portefeuilles énergétiques est en cours depuis longtemps, et cette stratégie se reflète désormais dans le nom même des entreprises, à l’instar de Total devenue TotalEnergies. Mais le mouvement s’accélère actuellement sous la pression de facteurs extérieurs, conduisant à une ruée sur des projets et actifs renouvelables, qui tendent du coup à devenir chers. Inévitablement, cela conduit aussi à une pression sur le prix et la disponibilité des éléments requis pour fournir les matériaux à la transition énergétique

Les entreprises de l’oil & gas sont par ailleurs fortement incitées à réduire au minimum leurs activités d’exploration. Les analystes financiers estiment que cela doit conduire à un marché plus oligopolistique et des prix et des profits plus élevés. Bien sûr, les mêmes analystes estiment que ces profits qui résulteraient d’une telle pénurie organisée doivent servir à financer la transition énergétique. Ce mode de raisonnement suggère qu’ils jouent un rôle de coordination. Si les plus grands acteurs de la finance jouent un rôle de coordination au sein des, et entre les différents secteurs, c’est en raison de leur maîtrise supérieure des données économiques.

 

II. Révolutions réelles : le digital oblige de tout repenser

Les grandes entreprises énergétiques ont conscience qu’en se laissant piloter de l’extérieur, elles s’exposent à être démantelées et revendues actif par actif selon la conjoncture. Dans ces conditions, quel est le pouvoir qui leur reste ? Elles cherchent la stratégie qui non seulement leur permettra une diversification énergétique profitable, mais aussi de s’affranchir de toute domination venant de l’extérieur, qu’il s’agisse de la finance ou de l’état. Elles savent que pour cela, elles doivent disposer d’une supériorité informationnelle propre, fondée sur leur expertise, mais aussi sur leur accès aux données. Nous évoquions cette problématique il y a quelques années sous l’angle de la mobilité : Total, futur Amazon de la mobilité ? 

L’erreur serait sans doute de réagir aux pressions en se transformant en entreprises financières. Les compétences financières sont indispensables, mais l’histoire, notamment à travers les cas d’Enron ou de GE semble aussi suggérer que la domination des méthodes financières tend à s’accompagner d’une perte de jugement industriel et de fiascos économiques.

Le vrai enjeu est ailleurs. La supériorité informationnelle doit se fonder sur la maîtrise des données propres au secteur, permettant d’évaluer au plus juste la valeur des projets d’énergie renouvelable ou autre, et de ficeler des offres de services fonctionnels complets (poussé à l’extrême : la smart city totale). Et cet enjeu dépasse le secteur de l’énergie : il touche et tend à faire converger quasiment tous les secteurs industriels. Bien sûr, il y a diverses limites à une telle convergence. Mais, notamment en Europe, il y a aussi une conscience du fait que c’est peut-être par cette voie industrielle que pourrait un jour se constituer une grande entreprise du digital, capable de se mesurer aux GAFAM.

Ajoutons que la capacité d’évaluer au plus juste la valeur des projets d’énergie est cruciale pour réussir la transition énergétique. Passer à un système soutenable suppose de consommer en cours de route des ressources non renouvelables disponibles en quantités limitées. Dans ces conditions, l’erreur à grande échelle n’est pas permise. Certes, mais qui en serait responsable ?

 

III. Révolutions potentielles : l’adoption à marche forcée des technologies décarbonisées électrifiantes

Il existe une autre grande source de légitimité dans le domaine de l’énergie. Il s’agit de l’expertise scientifique et technique. Elle semble à vrai dire jouer un rôle atténué en ce moment, car sur les questions essentielles il y aurait consensus. L’opinion dominante dans le domaine de l’énergie verte est que les technologies rentables existent et ne demandent qu’à être déployées. Il n’y aurait plus à attendre ni à débattre pour se lancer, les acteurs établis n’auraient déjà que trop tardé. Le consensus selon lequel il n’y a plus d’incertitude a été imposé de l’extérieur aux grands acteurs de l’industrie en général (notamment automobile), ainsi qu’au reste de la société. On peut être tenté de dire que le politique et la finance ont décrété la viabilité des technologies vertes. Cela fait peut-être partie des choses impossibles en théorie mais néanmoins vraies en pratique (au moins pour un temps). Quoiqu’il en soit, qu’il s’agisse d’une chose bonne ou mauvaise, l’initiative pour fixer l’agenda technologique du secteur de l’énergie est actuellement de plus en plus entre les mains d’acteurs non industriels. 

Même si l’expertise scientifique et technique semble actuellement jouer un rôle atténué dans le domaine de l’énergie, il faut néanmoins choisir entre différentes technologies pour constituer son portefeuille de projets décarbonisés. Il peut même y avoir de la curiosité pour de nouvelles applications de ces technologies. Dans tous les cas, l’expertise scientifique et technique, telle que celle apportée par les Experts et les Fellows mobilisés par Presans, est indispensable pour réaliser pleinement le potentiel de technologies décarbonisées telles que : 

Notons que le consensus évoqué ci-dessus n’est pas total et que des voix en faveur de la décroissance s’élèvent pour mettre en question ou nier les bénéfices environnementaux de l’application de certaines technologies dites vertes.

 

IV. Révolutions imaginaires : rêvons un peu !

Pour réellement jouer un rôle de premier plan dans le domaine de l’énergie, l’expertise scientifique et technique a sans doute besoin d’opérer une rupture technologique. Une telle rupture serait certainement très bienvenue et redorerait plus que tout le blason des acteurs du secteur de l’énergie. Les faibles résultats de l’ARPA-E, fondée sous l’administration Obama à la suite de la crise financière de 2008, suggèrent néanmoins que le défi reste entier. C’est la voie royale, mais elle comporte de grands risques.

À défaut de rupture technologique, le rôle des énergéticiens pourrait être d’accompagner l’évolution vers des formes d’énergies réellement progressives car à la fois denses et décarbonisées, telles que le nucléaire (renouvelé notamment par les réacteurs modulaires). Un regard sur les publications d’ouvrages portant sur ce sujet au cours des trois dernières années suggère qu’il pourrait s’agir d’une vraie tendance. Suffira-t-elle pour contrer la convergence entre idéologie prétendument écologiste et attrait financier à court terme des renouvelables (c’est-à-dire, en pratique, des renouvelables combinés aux centrales à gaz ou à charbon ou à biomasse, et/ou au stockage) ? Affaire à suivre.

Le secteur de l’énergie est le plus important pour toute économie, et pourrait en principe faire preuve d’imagination collective pour s’affranchir de certaines pressions et reprendre l’initiative. Sous ce rapport, il est suggestif de noter le récent tir de barrage contre le Bitcoin au motif de ses émissions de carbone. Pourquoi le CEA ne reprendrait-il pas la position dominante qui était la sienne jadis dans le domaine de l’énergie (et au-delà) en France en devenant un grand mineur de bitcoins décarbonisés ? Et qui peut prouver qu’une stratégie relevant de cet ordre d’idées n’est déjà pas le futur de l’énergie ?