Quand les membres de l’équipe Presans ont donné leurs idées de sujets pour un numéro spécial de la newsletter, le thème qui m’a le plus intrigué est venu de notre Fellow Hervé Arribart. Hervé a suggéré qu’il serait intéressant de parler de santé mentale. Une idée surprenante. Est-ce que ce thème a un rapport avec l’innovation industrielle ? Sans doute difficilement. Il m’a fallu un peu réfléchir pour trouver un angle d’approche. Mais plus j’avançais, plus le thème de la santé mentale est devenu un fil conducteur permettant de mieux expliquer ce qu’il se passe actuellement dans les secteurs industriels clés de l’énergie et de la défense. En bref, mais j’y reviendrai, ces secteurs subissent actuellement une pression accrue pour se mettre en conformité avec de nouvelles normes, dont il faut bien, à un moment, se demander dans quelle mesure elles sont ou ne sont pas complètement délirantes. La cause de cette situation néfaste est un déficit de cohésion au niveau systémique.

 

Nous sommes face à un système délirant mais cohésif

Quand on commence à suggérer que le système est délirant, il vaut mieux apporter des précisions. Commençons par la santé mentale. De quoi s’agit-il ? La santé mentale est un état de bon fonctionnement psychologique. Le bon fonctionnement psychologique repose sur le fait de jouer un rôle actif dans un narratif positif et réaliste. Le narratif est collectif et tend à s’associer à un symbole chargé en énergie morale. 

Pour éviter une discussion trop technique, faisons un petit détour par la fiction. La fiction permet d’explorer virtuellement divers rôles et structures narratives sans devenir fou, en jouant sur notre sens musilien du possible. Ainsi dans les romans de Houellebecq les protagonistes sont typiquement déficitaires en énergie morale, parce que la société qu’ils habitent se désintègre, autrement dit devient moins cohésive. Religion, grand récit, symboles : tout y est instable. Les protagonistes houellebecquiens ne jouent pas un rôle actif, leur histoire n’est pas positive, mais le lecteur ressort tonifié par le pessimisme de l’auteur. Ceci pour illustrer les notions de rôle actif et de narratif positif : le contraire de ce que vit le protagoniste principal dans un roman de Houellebecq. Mais il n’y a pas que cet auteur. Voici une autre illustration, pour ceux qui n’auraient jamais lu une ligne de Houellebecq : les Anciens trouvaient tonifiant d’organiser des compétitions récompensant celui qui écrirait la tragédie la plus horrible. 

L’idée importante, donc, c’est de rester tonique. Appliqué au réel, ce principe nous dit qu’un système est sain au niveau mental s’il joue un rôle actif et positif dans la réalité. Il nous dit aussi et surtout qu’un système peut préférer jouer un rôle actif et positif imaginaire plutôt qu’un rôle moins actif, moins positif dans la réalité. Exactement comme les fous furieux. 

Transposons : un système délirant est un système actif et positif, mais en imagination seulement1. De façon au moins temporaire, son niveau de cohésion systémique peut être supérieur à celui des réalistes. Ce qui est exactement ce que nous observons en France dans le cas des secteurs industriels de la défense et de l’énergie. Ces réalistes se trouvent actuellement, sans le savoir, dans un roman de Houellebecq.

 

La surconformité est un symptôme du problème

Entrons maintenant dans la caractérisation de la situation actuelle des deux secteurs. Voici un nouveau mot : surconformité. C’est un terme très important. Il vient du secteur de la défense. Actuellement, les entreprises françaises et européennes de ce secteur industriel tentent d’alerter les autorités et l’opinion publique sur la pression inédite qu’exercent sur elles les acteurs du secteur financier. Les banques, par exemple, sont de plus en plus réticentes à financer les entreprises ayant plus d’un certain pourcentage de leur activité dans le domaine de la défense. Pourquoi ? Parce que selon les normes ESG (Environnement, Social, Gouvernance), le secteur de la défense constituerait un investissement trop risqué. J’ai déjà parlé des critères ESG le mois dernier à propos du secteur de l’énergie, mais j’ai l’impression qu’au sein du monde de l’industrie, tout le monde n’a pas encore pris la mesure du fait que c’est exactement le même type de phénomène qui affecte aujourd’hui d’une manière directe et existentielle : 

  • La filière du pétrole, mise sous pression par les normes ESG 
  • La filière du nucléaire, actuellement plongée dans l’incertitude en raison de la future taxonomie européenne des énergies
  • Le secteur de la défense, en raison des normes ESG entre autre

La liste n’est sans doute pas exhaustive, mais le rôle des critères ESG saute aux yeux. Avec ces critères, ce qui correspond au départ à une conviction politique concernant une externalité de l’activité économique est transformé en un risque économique, puis en un indicateur de performance financière, anticipant sur l’internalisation complète de l’externalité initiale. Cette opération d’auto-persuasion systémique dénote un système en état de délire, dès lors que la prise en compte des externalités n’est pas subordonnée à une conception systémique réaliste.

Les critères ESG sont la transposition de normes issues du narratif qui domine actuellement notre système économique. Selon ce narratif, la conformité aux critères ESG indique qu’une organisation joue un rôle actif et positif dans le système. La non-conformité indique en revanche un mauvais rapport rendement / risque. Les entreprises de la défense et de l’énergie sont actuellement assujetties à ce narratif ESG, et peinent à proposer une vision plus puissante. Leur réaction se limite à tronquer ce narratif en ne gardant que la partie potentiellement positive pour eux, si tant est que cette opération soit possible. C’est insuffisant pour sortir de la posture réactive. Dans le cas du nucléaire, par exemple, il ne suffit pas de retenir la décarbonisation. 

 

Le problème est un niveau de cohésion systémique insuffisant

Ayant décrit la situation actuelle, il faut se demander pourquoi ces secteurs se trouvent en position de faiblesse. Pour aller à l’essentiel : parce que ces secteurs perdent de plus en plus le bénéfice de la cohésion qui les lie avec le reste de la société. C’est ce déficit de cohésion qui permet à des prédateurs de cibler avec impunité ces secteurs en vue de les démembrer.

On a beaucoup incriminé le manque de résilience et d’indépendance des chaînes d’approvisionnement depuis un an. Personne ne semble remarquer que la première dépendance se situe au niveau de l’approvisionnement en ressources financières. Et ce en dépit du fait que les économies occidentales fonctionnent depuis des années à des taux d’intérêt faibles voire négatifs. Parce qu’il faut financer les États. Parce que certains de ces États sont incapables de gérer leurs dépenses de fonctionnement et leurs obligations. Le problème de la cohésion se pose alors en dernière analyse au niveau politique, et plus spécifiquement au plan de la capacité étatique.

 

La gravité du problème ne doit pas être sous-estimée

Pour résumer : les critères ESG vont être amenés à jouer un rôle clé dans la coordination d’un système caractérisé par des taux bas. L’importance de ce point doit maintenant être comprise de tous. Ce qui doit également être compris, c’est que ce contexte de taux bas, voire négatifs, est un symptôme parmi d’autres indiquant que le système est en plein délire. En plein délire, mais relativement cohésif. Face à cette évolution, les secteurs réalistes, non délirants, non cohésifs avec le délire, tels que la défense et l’énergie, deviennent potentiellement des proies. Les entreprises de ces secteurs tiendront-elles plus longtemps que le délire ? Ou vont-elles passer à l’offensive — et avec quels moyens ? Quoi qu’il en soit, cet état de fait est rendu apparent par les crises qu’il subit, et à l’ombre desquelles se développent des alternatives. Pour développer ces alternatives, il peut être nécessaire de participer à la folie ambiante, à l’instar d’Elon Musk. Sans que l’on sache vraiment où la folie se trouve au service d’un réalisme supérieur, et où c’est l’inverse. Une question clé est la suivante : combien de systèmes sont en compétition ?

Je termine par une anecdote personnelle : il y a quelques années, j’avais apporté quelques éléments pour alimenter le discours d’une directrice travaillant pour un grand groupe de l’énergie. Son discours portait sur la colonisation digitale. Le monde polycentrique des Grecs, si fécond en nouvelles connaissances, fut ainsi opposé dans un passage de son discours au monde centralisé et peu innovant des Romains. Le manque de féminisme de ces sociétés fut, bien évidemment, dûment noté. Mais néanmoins Grecs et Romains furent évoqués, parce que leur histoire portrait un enseignement universel, une leçon pour un futur monde polycentrique en gestation. J’évoque cette anecdote parce qu’il me semble que la profondeur historique est un élément essentiel de toute vision puissante, même si cela exige des remises en question. C’est une idée paradoxale pour certains, mais c’est en réalité la seule façon pour sortir de la posture réactive. La stratégie dominante face à un narratif hostile, c’est un narratif plus puissant.

Notes

  1. Actualisant l’analogie platonicienne entre âme et Cité, Manfred Kets de Vries et Danny Miller trouvent dans les dérives pathologiques des organisations l’équivalent des troubles du psychisme individuel, névroses et psychoses.