Cette fiche technologique sur le web décentralisé synthétise quelques faits jugés significatifs par nos Fellows dans le cadre de l’activité Presans Platform.

1. Qu’est-ce que le web décentralisé ?

ARPANET, l’ancêtre du réseau Internet, apparaît en 1969. Conçu pour pouvoir continuer à fonctionner en cas de guerre nucléaire, son architecture est décentralisée : son protocole rend interopérables des systèmes différents et le fonctionnement du réseau ne repose pas sur un ordinateur central.

L’utilisation d’Internet est pendant longtemps exclusivement militaire et académique. La centralisation du réseau autour de certains ordinateurs commence vers le début des années 1990, avec l’apparition d’utilisateurs commerciaux, fournisseurs d’accès à Internet pour un public plus large. Vers le milieu des années 2000, de nouvelles plateformes façonnent le Web 2.0, qui facilite la production de contenus par les utilisateurs ainsi que leur déploiement sur des supports nouveaux tels que les mobiles ou les tablettes. Ces plateformes permettent aussi à l’écosystème des développeurs d’applications de trouver un nouveau souffle en transformant les coûts d’investissement en infrastructures en coûts variables d’utilisation d’un cloud service (le stack). Cette évolution accentue la centralisation d’Internet autour de quelques ordinateurs géants.

La centralisation présente pour les utilisateurs des avantages mais aussi des défauts. Côté avantages : les économies d’échelle rendent possible une grande efficacité et simplicité d’utilisation. Côté défauts : accès massif aux données en cas de hacking, contrôle insatisfaisant des données personnelles monétisées par les plateformes, protection ténue de la vie privée, liberté d’expression soumise à un encadrement à la légitimité douteuse, absence de mémoire du réseau avec la perte continue de pages ou de versions de pages, vulnérabilité à l’influence déstabilisatrice d’acteurs occultes.

Ces défauts suscitent deux types de discussion, l’une politique, l’autre technologique. Le débat politique sur l’opportunité d’une intervention étatique pour réguler les grandes plateformes en les assimilant ou en les transformant en services publics (utilities) ne nous concerne pas ici. Notons tout de même l’apparition de nouvelles dispositions fiscales ciblant les grandes plateformes digitales dans des pays comme la France.

Ce qui nous occupe ici est la dimension technologique du problème. De plus en plus d’acteurs technologiques discutent aujourd’hui de la décentralisation, ou plutôt de la re-décentralisation d’Internet.

Que serait un web décentralisé ? En termes d’architecture, un réseau au sein duquel le poids des ordinateurs serait plus uniforme. Du point de vue des utilisateurs et des applications : un web où l’utilisateur contrôlerait ses données, la protection de sa vie privée, et l’exercice de sa liberté d’expression. Par ailleurs, le web décentralisé porte aussi l’idée d’instruments de paiement décentralisés, et plus généralement d’instruments décentralisés de rémunération porteurs de formes nouvelles d’organisation du travail.

2. Le défi de la décentralisation

Le thème technologique du web décentralisé est vaste et englobe une foule d’approches assez hétérogènes. Par ailleurs, chaque approche est animée par un ensemble de motivations distinctes. Notons par exemple que la décentralisation que réalise Bitcoin est subordonnée à l’objectif de construire une monnaie stable.

Parmi ces approches décentralisatrices, certaines possèdent un historique déjà relativement long, à commencer par le partage peer to peer. D’autres approches sont plus récentes et spéculatives, comme la blockchain.

Une tendance significative peut cependant être dégagée au sein de cet ensemble : la recherche de l’immutabilité, au sens où un objet du web décentralisé ne peut être supprimé ou altéré de manière unilatérale par une plateforme centrale.

C’est en ce sens qu’il convient d’entendre la notion de confiance, souvent mise en avant pour défendre la décentralisation. Le bon fonctionnement d’un réseau centralisé repose sur la confiance. L’argument des décentralisateurs consiste à mettre cette confiance en question et à proposer des architectures et des gouvernances qui minimisent le besoin de confiance envers des centres. Le défi constitutif de la décentralisation est de fonctionner en l’absence de confiance envers un tiers de confiance centralisateur.

En ce sens les différentes briques technologiques de la décentralisation peuvent être comprises comme des stratégies différentes pour réaliser l’immutabilité des objets digitaux.

3. Briques technologiques et niveaux de maturité

La maturité atteinte par la cryptographie est à la base de tous les autres développements mentionnés ici. La cryptographie donne une base nouvelle à la notion de propriété dans l’espace digital : ce qui m’appartient, c’est ce dont j’ai la clé.

Une brique technologique mature est le partage peer to peer. Cependant la généralisation de cette technologie est inédite.

La blockchain est la brique technologique la plus connue associée à la décentralisation.

Une brique technologique moins apparente mais néanmoins très présente dans les projets de décentralisation est la programmation fonctionnelle, à la fois comme style de programmation et à travers une variété de langages sortis du monde académique pour faire valoir leurs atouts.

La DAO, ou organisation distribuée autonome, est une idée explorée par divers projets qui pour le moment demeure spéculative et n’existe que sous forme de white paper.

Ces exemples n’épuisent pas la liste des projets de refonte décentralisatrice d’Internet, dont certains sont extrêmement ésotériques. Mais tous les projets, même les plus incompréhensibles, visent fondamentalement la réalisation d’un système immutable au sens défini plus haut.

4. Acteurs

L’acteur le plus connu de la décentralisation du web reste aujourd’hui l’écosystème autour de Bitcoin.

Le projet de décentralisation peer to peer le plus en vue est Maelstrom, par Bittorrent.

Depuis quelques années, la réflexion autour du web décentralisé se structure autour d’un événement impulsé par l’Internet Archive : le Decentralized Web Summit.

La startup du web décentralisé la plus ésotérique est sans conteste Urbit.

5. Conséquences économiques et éthiques

La re-décentralisation d’Internet est susceptible de chambouler les modèles économiques dominants fondés sur les annonces publicitaires.

Le caractère hautement spéculatif, à la fois d’un point de vue intellectuel et financier, des projets de décentralisation, ne doit pas faire oublier que les économies d’échelle tendent à naturellement susciter des phénomènes de centralisation et que ces phénomènes correspondent à une rationalité économique.

Ainsi le paysage des mineurs de Bitcoins est aujourd’hui très concentré, et une majorité d’utilisateurs passe par des plateformes. L’efficience de la blockchain fait l’objet de discussions, de même que l’empreinte énergétique de Bitcoin.

Le défi de la décentralisation est donc de proposer une architecture à la fois capable de durablement déjouer cette tendance naturelle et susceptible d’être économiquement viable.

D’un point de vue éthique, la protection de l’identité que favoriserait la re-décentralisation du web favoriserait du même coup les activités criminelles.

Autre conséquence d’ordre éthique : l’immutabilité implique aussi l’irrévocabilité des objets, incompatible avec le droit à l’oubli revendiqué par les Européeens. On le voit, la décentralisation ne se réduit pas à des choix techniques.