La conquête spatiale est-elle un vain projet ? Certains le pensent. SpaceX (Space Exploration Technologies Corp.) n’échappe pas à ce type de réaction négative.

L’envoi récent d’une fusée Falcon Heavy, montée par un Starman pilotant une Tesla Roadster (en référence au morceau Space Oddity de David Bowie) n’a sans doute pas atténué cette perception hostile.

Difficile cependant de nier l’efficacité du coup de communication d’Elon Musk.

Difficile aussi de nier que les collaborateurs de SpaceX ne jugent pas leur travail vain. Ils n’éprouvent pas le sentiment, si commun aujourd’hui, de travailler dans un « bullshit job ». Sont-ils fous ?

Pour répondre à cette question, je souhaiterais montrer que les délires d’Elon Musk découlent en réalité d’une logique implacable :

  • Nécessité de rendre la mission de SpaceX désirable
  • Nécessité de la rivalité technologique spatiale des États
  • Nécessité de l’ouverture organisationnelle pour assurer la scalabilité de la performance

1. Nécessité du facteur optique

Elon Musk porte des T-shirts. Elon Musk commercialise des « non-lance-flammes ». Elon Musk envoie une effigie de Starman dans l’espace.

Elon Musk a compris que pour favoriser le succès de ses entreprises, il était indispensable de rendre leur mission cool. De concevoir non seulement de belles fusées, mais aussi de belles combinaisons spatiales.

Elon Musk a compris qu’il fallait mettre du S.E.X. dans le spatial : simplicité, efficience, sexitude (© Albert Meige). Parce qu’Elon Musk est un vendeur hors pair. Un vendeur qui ne se présente pas comme un vendeur et qui ne se contente pas de vendre un produit.

Les contrats liant SpaceX et la NASA valent des milliards de dollars. L’un de ces contrats porte sur le remplacement du programme démantelé en 2011 du Space Shuttle, par une nouvelle navette conçue par SpaceX. Pour y parvenir, Musk a focalisé avec son talent de vendeur sur l’inertie politique des membres du Congrès. Concrètement, cela signifiait le remplacement de 500 000 emplois répartis sur 50 États par un site californien employant 3000 personnes.

L’idée qu’un programme spatial ne va pas de soi est une idée dominante. C’est une idée auto-réalisatrice : effectivement, dans ces conditions et en démocratie, un programme spatial ne va pas de soi. C’est en ce sens que Musk conçoit la mission de SpaceX sur un plan différent de celui de Tesla. Tesla accélère une technologie par ailleurs inéluctable. SpaceX réalise une mission que potentiellement personne d’autre ne réaliserait autrement. Et pour réaliser cette mission, SpaceX doit faire oublier l’image négative de la conquête spatiale. SpaceX ne peut pas exister dans un monde où tout le monde s’accorderait à penser que la conquête spatiale est un vain projet, un « bullshit job » de plus.

Pour attirer les meilleurs ingénieurs, pour tirer le maximum de leur engagement, SpaceX doit absolument donner une image positive, attractive de la conquête spatiale. Ce n’est pas une option. Le poids de la communication et du design n’est pas un accident chez SpaceX. La folie d’Elon Musk est un impératif stratégique.

2. La course technologique est lancée

En réalité, le retour de la rivalité autour de la conquête spatiale n’a rien d’accidentel. Si Musk est parvenu à convaincre les politiques de renoncer aux fonds fédéraux qui alimentaient leurs États en emplois, c’est pour une raison bien précise : faire cesser une situation devenue humiliante pour la première puissance mondiale.

En effet, la mise à la retraite de Space Shuttle a entraîné de de fait une emprise russe sur le transport d’équipages pour la station spatiale internationale (ISS). Seules les navettes Soyouz pouvaient réaliser les rotations d’équipages, au prix par siège de 70 millions de dollars.

Ce cas concret peut se généraliser. Le moteur de la conquête spatiale est le même que celui du développement de et de l’investissement dans toutes les infrastructures stratégiques. L’économie portée par Internet est elle-même portée par câbles sous-marins et des constellations de satellites, etc. En un mot : il n’y a pas de souveraineté sans contrôle d’actifs géostratégiques.

Le récent rapport de la Fondation Montaigne réalisé par Arthur Sauzay, Espace : L’Europe contre-attaque esquisse un tableau très suggestif de la situation actuelle. 2018 et les quelques années qui suivent seront décisives pour l’avenir de l’industrie spatiale européenne.

La vision de l’avenir du spatial des entrepreneurs américains est fondée sur l’idée que la conquête spatiale doit fondamentalement s’auto-financer. Il convient de prendre au sérieux la circulation de plans concrets et précis de transformation de l’espace dit cis-lunaire en système économiquement profitable.

Il convient aussi de s’interroger sur la signification du rejet que ce type de projets suscite typiquement en Europe, et notamment en France.

Du moins est-il encourageant de voir émerger en France des acteurs en rupture avec ce bon ton sceptique. Le rapport Sauzay invite notamment les experts à se pencher sérieusement sur les lanceurs réutilisables, l’un des points critiques de la stratégie de SpaceX.

3. Une organisation scalable car ouverte

L’optimisme technologique des années 1950 reposait sur les innovations impressionnantes issues de la guerre : radar, ordinateur, fusée de longue portée, avion à réaction, bombe atomique. Cet optimisme charriait avec lui un ingrédient organisationnel faisant la part belle à la planification centralisée. Cette planification fonctionnait remarquablement bien dès lors que l’objectif à atteindre était borné, par exemple : mettre des astronautes sur la Lune. Par la suite, les objectifs bornés disparurent et la performance organisationnelle se dégrada. Le programme spatial se bureaucratisa massivement. Le désastre de la fusée Challenger peut être considéré comme le résultat de cette tendance.

Elon Musk est connu pour son hostilité aux processus. Il mène une lutte implacable contre la bureaucratisation, contre le jargon proliférant et pernicieux, et contre la lenteur. Il songe fondamentalement à une chose : la capacité de SpaceX à croître et à intégrer de nouveaux collaborateurs sans perte d’efficacité organisationnelle, en minimisant la pesanteur et l’opacité engendrés par le passé.

SpaceX est au fond une entreprise organisée autour d’un objectif borné : aller sur Mars. Certes la mission inspirante est de sauver l’humanité. Mais l’objectif est précis et borné, et c’est ce qui fait toute la différence.

SpaceX est une entreprise qui s’organise pour être ouverte et attractive, aussi antibureaucratique que possible.

Passons SpaceX au crible de l’organisation ouverte pour préciser notre argument :

DATA

DRIVEN

— Plateforme informatique in-house dénommée « warpdrive ».

PLATFORM

STRATEGY

— Mars et l’Espace comme plateformes ultimes : nouvelle infrastructure de développement, centre de nouveaux flux économiques, accès à une audience aux caractéristiques uniques.

FUNCTIONAL

— SpaceX vend des vols et non des lanceurs. Le secteur a déjà une orientation fonctionnelle forte.

— La réutilisabilité renforce cette orientation fonctionnelle.

ON-DEMAND

TALENT

— Production très intégrée, préférence marquée pour l’internalisation : un choix qui rompt avec les pratiques établies du secteur.

— Tout n’est pas internalisé.

ASPIRATIONAL

PURPOSE

— Assurer la survie à long terme de l’humanité en colonisant l’espace.

— Conquête spatiale.

— Exit ultime hors du système terrestre établi.

— Cohésion élevée.

Planifier oui, bureaucratiser, non : voilà l’organisation ouverte SpaceX.

Conclusion

Tout le monde est fou dans cette histoire. Mais SpaceX est moins fou que ses détracteurs incapables d’envisager la possibilité que la Terre ne puisse pas être sauvée. De plus, Musk est beaucoup plus stratégique avec sa folie.

Quant aux acteurs établis, ce ne sont pas les couches de bureaucratie accumulées avec le temps qui les protègeront de l’irruption des nouveaux acteurs.