Dans un article précédent (en anglais) issu du livre Innovation Intelligence dont il est co-auteur, Albert Meige nous parlait des grandes tendances pour l’emploi et l’organisation du travail. Parmi ces tendances, il mentionnait la flexibilité, à la fois en termes de temps et d’espace au sein de ces organisations du futur.

Mais il semblerait qu’une entreprise y soit déjà, dans le futur… Connaissez-vous Buffer ?

Buffer est une application logicielle qui permet à ses utilisateurs de gérer leurs différents comptes sur les réseaux sociaux. Cela leur donne la possibilité de planifier dans le temps des publications sur Twitter, Facebook, Linkedin, Instagram, Pinterest et Google+, et tout cela à partir d’une seule interface. La startup a été créée en 2010 par Joel Gascoigne (CEO) et Leo Widrich (COO) au Royaume-Uni avant de s’installer brièvement à San Francisco. En mars 2017, Buffer est désormais une équipe de 78 personnes travaillant depuis les quatre coins du globe.

Buffer est un cas intéressant d’entreprise ultra-flexible et adoptant une organisation ouverte, illustrant combien les nouvelles entreprises peuvent être radicalement différentes des traditionnelles…

Une équipe « distribuée »

Avez-vous déjà rêvé de pouvoir concilier votre carrière et votre désir d’explorer le monde ? La suite pourrait vous intéresser…

La première originalité de Buffer est qu’ils sont ce qu’ils appellent « une équipe totalement distribuée ». Comprenez : l’entreprise a presque 80 employés mais aucun bureau physique. Pourquoi et comment travaillent-ils ensemble en étant éparpillés partout dans le monde ?

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Une des valeurs de Buffer : « live smarter, not harder »

Fin 2012, en réalisant que les outils logiciels le permettaient, Joel Gascoigne a décidé de rendre son entreprise pleinement distribuée. Il était bien-sûr au courant des défis que comportait cette décision : difficultés de management, organisation difficile des projets, ne pas vraiment « connaître » les collègues… Pourtant, cet aspect fondamental de l’identité de Buffer est toujours là, plus de quatre ans plus tard.

Dans un article de 2014 sur le blog de la startup, le CEO listait les avantages de cette organisation. Selon lui, les employés sont hyper-productifs, couvrent tous les fuseaux horaires, et disposent d’un grand niveau de liberté. Des avantages qui surpassent largement les inconvénients !

Je suis heureux d’annoncer que je suis conquis par le choix que nous avons fait d’être distribués partout dans le monde. (Joel Gascoigne, CEO).

Pour mieux se connaître, Buffer organise quelques évènements par an (retreats) lors desquels tous les employés se réunissent au même endroit (les frais sont couverts par l’entreprise !), pour une semaine de travail collectif.

Cette organisation originale alimente le mouvement naissant des digital nomads, ces personnes qui travaillent tout en voyageant, et qui ont seulement besoin d’un ordinateur portable et d’une connexion WiFi pour le faire. Jusqu’à présent, ce mouvement était presque exclusivement composé de freelances. Mais si plus d’entreprises adoptent le management à la Buffer, le mouvement pourrait passer de marginal à significatif dans quelques années !

Plus d’équipes, mais des « task forces »… et sans manager !

Buffer n’est pas seulement flexible en termes de lieu et de temps de travail. Ils ont également adopté une façon originale d’accomplir les tâches ensemble. Inspirés par le livre de Frédéric Laloux Reinventing Organizations, ils ignorent l’ancien paradigme définissant comment les entreprises doivent fonctionner, et adoptent le nouveau paradigme qui est en train d’émerger.

Task_Forces_Buffer

Les « task forces »

La start-up a décidé de passer d’équipes « de long terme et statiques » à « de court terme et plus fluides ». Concrètement, la structure organisationnelle n’est plus fixée, mais évolue constamment en fonction des besoins du moment pour épouser parfaitement les projets qui sont sur la table à un moment donné.

Conséquence de cette organisation, les managers ne sont plus nécessaires. Inspirée par les concepts de « self-management « et de « wholeness » (que l’on pourrait traduire par « complétude », ici le fait de travailler avec son entière personnalité) développés dans le livre de Frédéric Laloux, les employés sont libres de proposer, créer, ou participer à des task forces. Leur « poste » n’est plus vraiment une information pertinente, puisqu’ils participent à différents projets en endossant des rôles différents.

Une autre conséquence est que la hiérarchie est devenue très différente que ce que nous voyons habituellement dans les entreprises. Il y a toujours une notion de hiérarchie chez Buffer, mais elle est loin d’être associée à une ou quelques personnes seulement et donnée pour toujours. Au contraire, elle apparaît spontanément, de la manière dont les personnes travaillent et s’impliquent dans les projets. Elle change souvent, naturellement, dès lors qu’un leader émerge en travaillant dans une équipe éphémère.

La transparence, une affaire prise au sérieux !

Buffer possède un autre aspect très intéressant et peu commun : l’extrême transparence.

Comme nous venons de le voir, ils partagent avec une grande ouverture des informations sur leurs pratiques organisationnelles. Mais leur transparence dépasse largement ce cadre. Elle est aussi appliquée, par exemple, lorsqu’il s’agit des salaires. Vous demandez-vous combien touche le CEO ? Très bien. Buffer partage un fichier tableur ouvert à tout le monde, dans lequel on peut voir les salaires de chaque membre de l’équipe, y compris le boss !

Et ce n’est pas tout. Savez-vous combien vous gagneriez si vous étiez salarié de la boite ? Les salaires sont en fait déterminés par une formule. Elle est également partagée avec tout le monde et n’importe qui peut aller la consulter. Si vous voulez connaître votre salaire virtuel chez Buffer, il n’y a qu’à utiliser leur simulateur de salaire.

Il n’y a pas de pression à se demander « est-ce qu’untel a des actions dans l’entreprise ? » car tout le monde a des actions. Il n’y en a pas non plus à se demander « est-ce que cet employé gagne plus que moi ? » puisque nous savons tous combien chacun gagne. (Rodolphe Dutel, ancien Directeur des Opérations).

Pour être complet, il faut aussi mentionner leur transparence envers leurs clients. Si vous êtes un utilisateur payant de Buffer, vous pouvez savoir facilement comment l’argent que vous leur reversez sera utilisé. C’est aussi simple qu’une image !

Transparent_Pricing_Buffer

Pour 10$ de revenus, 6,56$ sont alloués aux salaires

Une incarnation de l’organisation ouverte

Buffer s’inscrit dans le mouvement des organisations ouvertes, que l’on voit émerger depuis une quinzaine d’années. Albert Meige, dans sa définition temporaire de l’organisation ouverte, recense trois caractéristiques structurantes de celles-ci :

Elles sont « Digital Enabled » : leurs opérations sont optimisées par le digital, voire intégralement gérées via le digital.

C’est évidemment le cas de Buffer, qui est née dans le digital avec un business intégralement basé sur le digital. Mais ce n’est pas seulement leur business qui est impacté : toutes leurs opérations et leur collaboration est digitale. En tant qu’équipe distribuée, ce sont les outils digitaux qui leur permettent de travailler ensemble tout en étant disséminés partout dans le monde. Plus que Digital Enabled, Buffer est née et existe au quotidien par le digital.

Elles adoptent une stratégie de plateforme.

Buffer n’est pas à proprement parler une entreprise plateforme, mais c’est un SaaS (Software as a Service) qui permet de faciliter l’utilisation de ces plateformes numériques que sont les réseaux sociaux. D’une certaine manière, c’est une plateforme de plateformes.

Elles mobilisent des talents à la demande.

Cette logique de talent à la demande est très présente chez Buffer, bien qu’abordée de manière particulière. La startup embauche ses « employés » comme elle le peut, en n’ayant aucune structure légale dans les pays des recrues. En l’occurrence, cela prend la forme de contrats passés avec des « indépendants ». Mais le plus important est ailleurs. Buffer a bien compris la valeur de l’équipe éphémère. Et les task forces en sont une illustration flagrante : lorsqu’il y a un besoin, aussi opérationnel soit-il, des task forces sont créées et des équipes se forment autour d’elles. À la demande.

Est-ce la manière dont nous travaillerons tous demain ?

De nos jours, tout le monde érige la flexibilité comme un élément crucial des organisations du futur, et tout particulièrement pour les entreprises. Mais alors que beaucoup d’entreprises hésitent encore à autoriser leurs salariés à télé-travailler quelques jours par mois, Buffer, créée en 2010, est devenue mondiale et entièrement distribuée quasiment depuis le début.

Cette entreprise est peut-être tout simplement en avance et révélatrice d’une tendance qui émerge. Il est facile de penser les dangers d’une flexibilité extrême sur le marché du travail. Une menace qu’Albert Meige assimile à juste titre à un retour à une organisation du travail du XIXème Siècle, avant toute notion de droit du travail et d’acquis sociaux, avec des employés devenus des commodités interchangeables, embauchés à la demande et renvoyés aussi vite que leur tâche s’achève, sans aucune stabilité. Buffer nous expose le bon côté de cette révolution digitale et de son impact sur le futur du travail : la possibilité de voyager à l’envi, de bons salaires, une grande liberté d’action, et bien d’autres avantages. Espérons que c’est de cette manière que l’injonction de la flexibilité impactera le futur du travail…

N’est-ce pas plus attractif que les usines du XIXème Siècle ?