L’énergie est un sujet capital. Sur open-organisation.com, j’ai eu la chance de pouvoir y consacrer plusieurs articles sur une période d’environ deux ans, dont ceux qui suivent : 

Quelles leçons retenir de ces analyses ? Première leçon : dans le cas du thème de l’énergie, une série de détours par l’Allemagne est fructueuse. Mais c’est pour ensuite, dans un second temps, embrasser le thème de manière plus générale, afin d’en tirer quelques leçons, et de commencer à formuler quelques questions pour la suite.

 

1) Perplexité française, cohérence allemande — trois petits détours

Premier détour par l’Allemagne : sur le plan philosophique, l’énergie constitue historiquement le fil conducteur du monisme germanique. Dans un système philosophique moniste, tout s’explique par un principe unique. Une phrase assez significative concernant la signification philosophique de l’énergie est attribuée à Boltzmann : « La lutte pour l’existence est avant tout, et de plus en plus, une lutte pour la maîtrise ou la production de l’énergie.” Ostwald jugeait quant à lui que le progrès de la civilisation se mesure par la quantité d’énergie qu’elle est capable de mobiliser et d’employer. Une telle certitude peut conduire à une méthode de pensée susceptible de s’appliquer à tout : l’énergie est une idée dangereuse, pour reprendre en le détournant le titre d’un livre de Daniel Dennett.

Second détour germanique : la transition énergétique allemande de ces dernières années, caractérisée par la sortie du nucléaire, suscite en France la plus grande perplexité. Mes recherches m’ont conduit à constater que jusque dans les années 1990, un dialogue franco-allemand portant sur les questions énergétiques, ouvert au nucléaire, est entretenu à un haut niveau. L’arrivée au pouvoir de la coalition socialiste et écologiste semble avoir conduit à un affaiblissement de ce dialogue. Rapidement, les arguments écologiques se transforment en arguments économiques, achevant le processus d’auto-persuasion. Dans ce nouveau narratif écolo-financier qui commence à s’affermir dès le début des années 2000, le nucléaire est estimé moins rentable que la solution qui combine renouvelables et centrales à gaz. Au cours de la même période, la Commission européenne affiche une volonté d’instaurer la concurrence entre fournisseurs d’électricité, pour notamment en finir avec ce qu’il reste du monopole d’EDF en France. Aujourd’hui, la pression sur la France est maximale pour clore ce chapitre de manière définitive. Au moment où le système énergétique français pourrait finir par être complètement mis au pas, fleurit dans le monde anglo-saxon toute une nouvelle littérature sur les avantages du nucléaire non seulement en termes d’environnement, mais aussi en termes d’indépendance nationale. Par ailleurs, de nouveaux réacteurs petits et modulaires changeront bientôt la donne sur le plan économique et financier, même pour des acheteurs qui seraient incapables de financer de grandes centrales.

Troisième détour : l’Allemagne est depuis longtemps très consciente de la vulnérabilité de son approvisionnement en pétrole. Elle ne possède pas de grande compagnie pétrolière et ne tire par conséquent que peu de profit direct de l’extraction de pétrole. Pour elle, l’instauration d’un prix du carbone élevé dans les pays développés constituerait un progrès vers une égalisation des facteurs compétitifs. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’essence de synthèse était économiquement inefficiente. Mais dans le contexte de la guerre globale contre les émissions de gaz à effet de serre, les hydrocarbures de synthèse issue d’un système circulaire industriel du carbone coiffant le cycle naturel seront, au contraire, très demandés.

Contrairement à une analyse trop courante en France, la stratégie énergétique allemande semble finalement assez cohérente : 

  • L’Allemagne se positionne en puissance mercantile dont la stratégie énergétique consiste à faire jouer la concurrence entre fournisseurs. Le niveau de prix élevé s’interprète dans cette perspective comme une situation transitoire.
  • L’intérêt mercantile allemand est d’acquérir une position dominante dans les énergies renouvelables et les systèmes circulaires pour tirer un profit maximal de la construction d’un système d’énergie dite verte à grande échelle en Europe et dans le monde.
  • Du point de vue allemand, étant donnée la décision politique de sortir du nucléaire (dont l’explication historique outrepasse le cadre de cet article) l’efficience supérieure de l’ancien monopole électrique français, issue d’un investissement national à long terme, constitue une forme de concurrence déloyale à démanteler.

Sachant que par Allemagne, il ne faut pas inclure toute l’Allemagne, et qu’il faut en revanche inclure une bonne partie de l’Autriche. Le narratif selon lequel les prix élevés ne seraient que transitoires est remis en question voire rejeté par certaines composantes de la société en Allemagne.

 

2) Le secteur financier aspire désormais à jouer un rôle contraignant dans le cadre de la transition énergétique globale

Le cas allemand suggère l’existence de facteurs plus généraux, sans lesquels la stratégie allemande serait inexplicable. Parmi ces facteurs, le secteur financier. J’avais relevé en particulier ici une analyse relativement récente montrant le coût très variable de la décarbonisation selon les secteurs industriels. Depuis cette analyse, de très grands acteurs du secteur financier ont enfoncé le clou du primat des critères ESG (environnement, social, gouvernance). Toutes les entreprises qui dépendent des marchés financiers pour leurs investissements sont susceptibles de devoir se soumettre à cette pression; qui se diffuse à la fois horizontalement et verticalement à travers les chaînes de valeur. Y compris, comme je le notais dans mon article du mois dernier, les entreprises du secteur énergétique. En 2020, le secteur financier, à travers ses plus grands acteurs, a exprimé de manière claire son ambition de jouer un rôle contraignant dans le cadre de la transition énergétique globale. Il ne s’agit plus seulement de favoriser les investissements verts, il s’agit maintenant de défavoriser activement les investissements jugés trop carbonés, tout en faisant preuve d’indulgence envers les profits qui sont, à court terme, la conséquence de la réduction coordonnée desdits investissements. Ces profits financent le travail des coordinateurs de la transition énergétique, elle-même présentée comme un bien public voulu par la société, nonobstant les signes de refus et de résistance. Ainsi un récent référendum en Suisse, ou encore les éternels Gilets Jaunes. Nous ne sommes plus seulement dans l’économie, nous sommes dans la politique et les risques de blocages systémiques.

Une chose est claire : dans un monde où seuls les énergéticiens verts sont finançables et financés, les énergéticiens de l’ancien monde deviendront rapidement des proies très attractives, car, paradoxalement, à la fois sous-financées et hautement profitables. Pour mieux comprendre le problème, il semble nécessaire de davantage s’intéresser à la littérature sur les déterminants de l’exploration. Cela excède le cadre de cet article. Nous nous contenterons de noter que le taux de remplacement des réserves joue un rôle important dans ces considérations. Hypothèse : une entreprise pétrolière internationale disposant d’un taux de remplacement relativement élevé peut utiliser cet avantage pour davantage conserver le contrôle du rythme de sa transition énergétique. Elle peut ainsi espérer éviter de devenir une proie, ou de subir trop fortement les effets de ruée collective sur les prix des actifs verts, voire de tirer avantage du délaissement des actifs liés à l’exploration (équipements, etc). C’est peut-être le cas, actuellement, de TotalEnergies.

 

3) Quelques questions pour la suite

  • Ce changement récent dans le positionnement du secteur financier vis-à-vis du reste de l’économie et en particulier vis-à-vis du secteur de l’énergie peut, sous certains rapports, faire penser au basculement écolo-financier de l’Allemagne du début des années 2000. Dans les deux cas, ce qui correspond au départ à une conviction politique concernant une externalité de l’activité économique est transformé en un risque économique, puis en un indicateur de performance financière, anticipant sur l’internalisation complète de l’externalité initiale. Cette opération d’auto-persuasion systémique, si c’est bien de cela qu’il s’agit ici, appellerait un examen plus rigoureux et non polémique.
  • Dans quelle mesure l’analogie entre 2020 et 2000 esquissée ci-dessus peut-elle s’appuyer sur un calcul économique selon lequel l’investissement dans les énergies vertes combinées au gaz serait plus rentable que l’investissement dans le nucléaire (2000), ou dans l’exploration de nouveaux gisements de pétrole (2020) ? Avec dans les deux cas, une meilleure profitabilité de l’exploitation des ressources fossiles (centrales à gaz (perspective 2000), hausse oligopolistique des prix du pétrole (perspective 2020)).
  • Autre point de comparaison historique : la crise financière de 2008, elle aussi suivie d’un plan de relance vert aux USA. Le fait que le récent rapport Tirole-Blanchard propose de lancer une ARPA-E en Europe renforce à mon sens l’intérêt d’un comparatif entre ces deux moments historiques. Les crises se suivent et parfois se ressemblent.
  • Si l’on admet que l’évolution du système électrique français se caractérise par la disparition d’un monopole, et donc d’un pouvoir, il semble nécessaire de comprendre comment cette perte de pouvoir a été possible, et comment les acteurs français du secteur se positionnent pour la suite. Peut-on y déceler une ambition de reconquête ?
  • Comment les critères ESG sont-ils déclinés selon les zones géographiques du monde ?
  • Dans quelle mesure les critères ESG peuvent-ils fournir à des acteurs jouant un rôle de coordination du système économique un instrument de contrôle plus fin des décisions d’investissement au sein d’un système sur lequel ils n’ont pas un contrôle direct ? Exemple : sans ces critères, les investissements dans l’exploration seraient plus élevés, notamment en raison des taux d’intérêt bas. Mais si l’objectif, tel que fixé par un coordinateur sur la base de l’analyse de données dont il dispose, est, entre autres, de favoriser un prix du pétrole plus élevé, ces investissements doivent être réduits. Ce qui vaut pour l’exploration de réserves d’hydrocarbures vaut aussi pour le nucléaire et la défense.
  • Dans mon article précédent, je concluais sur la possibilité pour un grand acteur tel que le CEA de jouer la disruption financière en devenant un mineur de bitcoins. Ce n’est sans doute pas la même chose, mais l’on m’a depuis signalé qu’EDF est déjà très actif dans la blockchain, notamment dans l’écosystème entourant Tezos. Il y a là un axe majeur à explorer. On savait  que la quête d’un système financier alternatif entraîne des stratégies énergétiques, elle-même vulnérables au contrôle du régulateur. Mais la réciproque pourrait être tout autant, voire davantage significative : dans quelle mesure les acteurs disposant de fortes capacités énergétiques sont-ils appelés à jouer un rôle dans la mise en place de systèmes financiers alternatifs ?