(Résumé illustré par Louise Plantin)
Une perspective du progrès de l’humanité à la fois dystopique et surprenante du philosophe Clément Vidal.
Je vais vous raconter l’histoire de Céline. Céline est hyperconnectée. Elle a déjà beaucoup d’amis dans son réseau et pourrait en avoir potentiellement des milliers en plus. Parfois elle réalise qu’elle a tellement d’amis qu’elle ne les connaît même plus vraiment. Céline est bien dans sa bulle, mais elle a peur pour sa vie privée. Est-ce que des virus pourraient exploiter ses données ? Qui a accès à ce qu’elle fait ? Qui est-ce qui l’influence vraiment ?
Céline a bien essayé de se déconnecter. Mais ce n’est plus possible. Elle est trop dépendante, et ne peut plus faire marche arrière. Céline, en tant qu’individu est plutôt lente, mais elle sait qu’il existe un système d’information extrêmement rapide, quelque chose d’immensément plus complexe, de vertigineux qui est en train de se construire autour d’elle.
Elle se demande: « Est-ce que je suis en train de m’entourer d’une sorte de superintelligence ? Est-ce que je pourrai la comprendre un jour, avec mes capacités limitées ? »
Elle a entendu parler du pouvoir des GABA, soit disant ce serait eux qui contrôlent l’information.
Aujourd’hui, Céline perd ses repères, son identité. Elle a des informations qui viennent de tous bords. Elle est dans une confusion entre la sensation de voir ses frontières s’agrandir et la sensation de se dissoudre.
Céline reçoit trop de messages de son environnement, trop de pression de ses « amis ». Elle se sent inutile. Trop c’est trop. Elle ne voit malheureusement qu’une seule issue: le suicide. L’analyse post-mortem est claire: Céline est morte… d’apoptose, ou de mort cellulaire. Comme des milliards d’autres aujourd’hui.
Céline était une cellule.
Une cellule qui vit la transition majeure de l’évolution entre le monde unicellulaire et le monde multicellulaire. Mais Céline aurait put être une adolescente d’aujourd’hui. Une humaine qui vit aussi une transition majeure: entre le monde biologique et le monde technologique.
La question que je pose est donc : est-ce que Céline vit une dystopie ? Est-ce que vivre une transition majeure de l’évolution est une sorte de dystopie ?
Est-ce que nous, en tant qu’individus intégrés dans un monde global, hyperconnecté, que nous ne pouvons plus appréhender avec nos capacités cognitives, est-ce que nous entrons ou même est-ce que nous créons notre propre dystopie ?
Pour répondre à ces questions, nous devons réaliser que notre monde n’est pas un film de Walt Disney où le bien et le mal sont clairement séparés. En fait l’interprétation du bien et du mal dépendent de l’échelle à laquelle on regarde le monde. Prenons trois différentes échelles: l’individu, l’espèce humaine et l’évolution sur Terre.
La première échelle: l’individu
Est-ce que Céline la cellule vit une dystopie de son point de vue ? Bien sûr, vu qu’elle meurt ! Mais si on change la perspective à l’échelle de notre corps, nous pratiquons l’esclavagisme et le meurtre … cellulaire ! On accepte d’avoir 30 000 milliards de cellules qui travaillent pour nous maintenir en vie. Pire, on accepte que notre corps tue 60 milliards de cellules par jour ! Mais si Céline était humaine, l’histoire de Céline nous paraîtrait inacceptable…
On a donc du mal à accepter que l’on puisse faire partie d’une sorte de cerveau planétaire composé d’humains et d’agents artificiels plus intelligent que nous-mêmes et qui peut-être nous contrôleraient.
La deuxième échelle: L’espèce humaine
Regardons l’espèce humaine. Beaucoup ont peur qu’elle disparaisse avec les changements technologiques et climatiques dans lesquels nous sommes. Ces peurs sont fondées par un argument de la théorie de l’évolution qui nous dit que 99,9 % des espèces qui ont existé ont disparu. Pourquoi l’humanité devrait-elle être l’exception, les 0,1%, plutôt que la règle ?
Du point de vue de l’évolution de la vie sur Terre, l’extinction d’une espèce n’est pas un drame, mais quelque chose de normal, régulier et prévisible.
La troisième échelle: L’évolution
L’évolution a connu des transitions majeures, comme celle de l’origine des chromosomes, de la reproduction sexuée, ou des organismes multicellulaires.
Le futurologue Kevin Kelly a argumenté dans son livre What Technology Wants que l’invention du langage est un moment pivot dans l’évolution, qui a permis le développement de la culture et de la technologie. Cela a conduit à l’évolution technologique que vous connaissez, depuis l’invention de l’écriture, à la presse, et récemment au Web et à Internet.
Aujourd’hui Internet entre dans une phase où il se couple avec le monde physique, sur toute la planète: c’est l’internet des objets qui forme un nouveau techno-écosystème.
Le résultat est que nous vivons au début d’une techno-diversité en explosion mais aussi d’une biodiversité en déclin. La question pour réussir cette transition majeure est donc: Comment développer et réguler ensemble l’écosystème naturel et le techno-écosystème ?
Avec l’internet des objets et l’explosion de la techno-diversité, l’humanité est en train de devenir un type de nœud dans l’internet des objets. L’humanité est peut-être menacée d’extinction, mais est aussi en train de donner naissance à de la vie technologique. Est-ce que cette transition majeure de l’évolution est une dystopie ? Oui, si on est centré sur l’individu ou sur l’espèce humaine. Non, si on prend une perspective évolutionniste. Le vrai défi d’aujourd’hui, c’est donc d’élaborer de nouvelles valeurs, et une nouvelle conscience, non pas seulement écologique, mais aussi techno-écologique.
Biography
Dr. Clément Vidal est un philosophe avec une formation en logique et en sciences cognitives. Il est cofondateur de la communauté Evo Devo Universe et fondateur du prix High Energy Astrobiology. En 2014, il a écrit Le commencement et la fin: Le sens de la vie dans une perspective cosmologique. Il a hâte de s’attaquer à de grandes questions en réunissant des domaines de connaissance tels que la cosmologie, la physique, l’astrobiologie, la science de la complexité ou la théorie de l’évolution.
Références pour aller plus loin:
- Kelly, Kevin. 2010. What Technology Wants. New York: Viking.
- Maynard Smith, John, and Eörs Szathmáry. 1995. The Major Transitions in Evolution. Oxford ; New York: W.H. Freeman Spektrum.
- Odum, Eugene P. 2001. “The ‘Techno-Ecosystem.’” Bulletin of the Ecological Society of America 82 (2): 137–38.
- Vidal, C. 2015, “De la Biodiversité à la Technodiversité.” La Revue Du Cube, numéro 9, pp 65-67. http://lecube.com/revue/refondation/de-la-biodiversite-a-la-technodiversite
Je clique sur le lien “De la Biodiversité à la Technodiversité.” (d’habitude, quand il y a un lien, je clique). Je lis le deuxième paragraphe: “D’une part, nous avons perdu 52 % des espèces de 1970 à 2014 (Rapport « Planète Vivante 2014 » du WWF, p. 146). ”
Je m’étonne beaucoup – c’est une vrai catastrophe! Heureusement Clément l’avait remarqué!
Je vais quand-même vérifier dans le rapport de WWF. Bon.. en fait, c’est pas tout à fait vrai ce que a écrit Clément. C’est Living Planet Index qui a perdu 52% de sa valeur entre 1970 et 2014. Pas vraiment le nombre d’espèces 🙂 Pour info, le LPI est calculé sur l’évolution de la population “for 3,038 out of an estimated 62,839 vertebrate species that have been described globally”
Drôle de négligence pour un chiffre qui supporte la thèse centrale de l’article qui est “passage de la biodiversité à la technodiversité”.
Evgeny,
Merci d’avoir suivi ces deux références et vérifié ce que j’ai écrit. Les références académiques sont en effet là pour que les informations soient vérifiable par tout un chacun, et qu’elles soient corrigeables.
Vous avez raison de noter que le “Living Planet Index” ne mesure que l’évolution de populations, et non pas des espèces. J’ai donc corrigé mon article “De la biodiverstié à la technodiversité” en mentionnant simplement le déclin de la biodiversité (la nouvelle version est ici: https://zenodo.org/record/2599720).
Cela dit, le rapport WWF semble considérer que la mesure de ces populations est un indicateur pour mesurer la biodiversité: “The Living Planet Index also tracks the state of global biodiversity by measuring the population abundance of thousands of vertebrate species around the world. The latest index shows an overall decline of 60% in population sizes between 1970 and 2014.” (C’est aussi curieux que leur chiffre ait changé de 52% à 60% entre le rapport 2014 et 2018…). Sur le fond, je trouve ces chiffres très insuffisants pour mesurer la biodiversité.
Comment mesurer donc la biodiversité à l’échelle planétaire ? C’est une question complexe et difficile, et le rapport WWF le reconnait et le souligne: “But measuring biodiversity – all the varieties of life that can be found on Earth and their relationships to each other – is complex, so this report also explores three other indicators measuring changes in species distribution, extinction risk and changes in community composition. All these paint the same picture – showing severe declines or changes.”
Mon erreur n’affecte donc en rien l’argument que la biodiversité est en déclin.
Et pour revenir au problème de la mesure de la biodiversité, peut-être que grâce à l’explosion de la technodiversité nous pourrons la mesurer de manière plus exacte et dynamique grace à des milliards de récepteurs distribués qui mesurent l’activité biologique de la planète ? Cela pourrait être une application du “Planetary Nervous System” qu’a proposé Dirk Helbing et ses collaborateurs dans le projet FuturICT (Helbing et al. 2012).
Cordialement,
Clément.
Référence:
Helbing, D., S. Bishop, R. Conte, P. Lukowicz, and J. B. McCarthy. 2012. “FuturICT: Participatory Computing to Understand and Manage Our Complex World in a More Sustainable and Resilient Way.” The European Physical Journal Special Topics 214 (1): 11–39. doi:10.1140/epjst/e2012-01686-y. http://www.springerlink.com/index/10.1140/epjst/e2012-01686-y.
Merci Clément pour votre réponse, et mes excuses pour un ton légèrement humoristique de mon message précédent.
Je comprends que la biodiversité n’est pas le vrai sujet de votre article, et que le développement de la technodiversité (ou de la technosphère) ne nécessite pas forcement le déclin de la biodiversité (ou de la biosphère). Ceci dit, quelques remarques encore sur la biodiversité.
En fait, j’éviterais complètement l’utilisation des rapports de WWF pour une simple raison – leur objectif n’est pas scientifique mais politique.
Construire un indice quelconque qui montre un déclin de 60% de sa valeur (un déclin qui a été deux fois recalibré depuis son introduction, comme vous l’aviez correctement remarqué: -28% dans le rapport 2012, -52% dans le rapport 2014 et enfin -60% dans le rapport 2018) – c’est bien pour tirer les sonnettes d’alarme.
En revanche, si on prend en compte que l’indice est calculé sur seulement 5% des espèces vertébrés décrites (3000 sur 62000 espèces), ou sur 0,2% des espèces des animaux décrites (approx. 1 500 000 espèces) on comprend que sa valeur scientifique n’est pas très élevée quelque soit la définition de biodiversité qu’on prend. Et cela sans parler de plusieurs millions d’espèces des autres règnes.
Curieusement, la biodiversité taxonomique observée (c’est à dire le nombre des espèces vivantes identifiées) ne cesse d’augmenter car chaque année on identifie et décrie plusieurs milliers de nouvelles espèces (y compris des animaux vertébrés – il paraît que depuis 1993 plus que 400 mammifères ont été découverts). Cela est bien supérieur au nombre des espèces qui disparaissent actuellement à cause de l’activité humaine, et ainsi la biodiversité connue par l’homme augmente.
Bien sûr, la biodiversité taxonomique objective (si je peux appeler comme ça le nombre total des espèces différents des organismes vivants sur Terre) ne dépend pas du fait que les espèces soient décrites ou pas par l’homme. Mais ici encore la dynamique n’est pas que négative. En effet, l’homme a crée plusieurs milliers des races des animaux domestiques et des plantes, qui contribuent à l’augmentation de la biodiversité, même si ceux ne sont pas des nouvelles espèces. Mais les nouvelles espèces, on en crée aussi – en fabriquant les organismes transgéniques qui stricto sensu peuvent être considérés comme les espèces différentes.
Ainsi, je pense qu’on ne peut parler de la réduction de la biodiversité que si on adopte un point de vue purement “humain” – celui qui confère un poids prépondérant dans la biosphère à des animaux vertébrés “sauvages” (encore une fois, les seuls qui sont considérés dans l’indice de WWF). Alors que il n’y a aucune raison objective pour dire que le génome de rhinocéros blanc soit plus précieux que le génome de virus de variole, ou que le déclin en nombre de certaines populations des oiseaux sauvages ne peut pas être compensé par l’augmentation du nombre de poulets d’élevage.