Dans le cadre de notre dossier de mai sur le nucléaire (fission), je me suis entretenu (au téléphone, confinement oblige) avec Alix de la Giraudière, Directrice du Marketing et de l’Innovation, et Thibaut Gain, Conseiller technique, qui travaillent tous deux pour Framatome, à propos du thème de l’avenir du nucléaire. Un entretien réellement passionnant, dont je retiens les idées suivantes :

  • En Occident, les perspectives actuelles du secteur ne sont pas orientées vers la croissance
  • La réorganisation de Framatome lui confère un positionnement unique en Occident
  • Le nucléaire a la possibilité de se réinventer à travers deux axes majeurs d’innovation de rupture

 

Contexte actuel : les perspectives du nucléaire sont incertaines

Le principe qui oriente toute la filière du nucléaire est celui de la neutralité carbone à l’horizon de 2050. C’est sur ce principe que repose le maintien ou l’extension de vie du parc nucléaire existant. Mais ce principe compose de fait sur le plan politique avec l’argument porté par le mouvement antinucléaire, selon lequel cette technologie contredirait le développement durable et l’écologie. La France s’oriente ainsi vers une réduction de la part du nucléaire dans la production d’électricité (de 75% à 50% d’ici 2035), et vers la fermeture de 14 tranches à l’horizon de 2035.

En Europe, l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche, la Belgique et les Pays-Bas ont décidé de sortir du nucléaire. Les pays nordiques, initialement sur la même ligne que ces pays germaniques, ont ces dernières années adopté une attitude ouverte au nucléaire ; le phénomène Greta Thunberg peut être considéré comme une expression de cette attitude. L’Angleterre a lancé la construction de deux réacteurs EPR (projet Hinkley Point C), à la suite d’un changement de politique énergétique amorcé vers 2010 afin de corriger les effets de sous-investissement capacitaire issus des réformes libérales antérieures du système énergétique. En dehors de la France et de la Finlande, il s’agit du seul pays européen engagé dans cette technologie. Les pays d’Europe Centrale prévoient d’étendre la durée de vie de leurs parcs existants, et entretiennent des projets de nouvelles centrales, de tailles plus petites que les EPR. Le point de vue germanique, selon lequel l’électronucléaire est voué à reculer en Europe, au profit des renouvelables et des centrales à cycle combiné, jugés plus compétitifs économiquement, plus faciles à gérer, et davantage respectueux du développement durable, mériterait donc d’être sérieusement nuancé.

Le tableau est assez similaire aux USA, avec de surcroît une moindre valeur accordée à l’objectif de la neutralité carbone. “Aux USA, le roi pétrole a choisi ses dirigeants, ses combats, et a permis de faire la pluie et le beau temps sur l’économie mondiale” rappelle Alix de la Giraudière.

En Russie, les perspectives du nucléaire sont nettement plus positives, quoique limitées par le niveau d’activité économique. En Chine se combinent l’intérêt pour le nucléaire, et des ressources économiques permettant de lancer de nouveaux projets à grande échelle. D’autres pays s’inscrivent dans une perspective analogue, comme l’Inde ou les Émirats Arabes Unis.

 

Le positionnement de Framatome : fournisseur de choix des grands électriciens

Framatome possède une longue histoire, mais sort tout juste d’une réorganisation majeure. En termes de capacités, la réorganisation a retiré à l’entreprise son pôle interne de conception de centrales. Ce changement majeur lui permet désormais de diversifier ses efforts, auparavant concentrés sur l’EPR, et de réaffirmer son positionnement de fournisseur universel vis-à-vis de tous les autres concepteurs, constructeurs et opérateurs du marché global.

L’entreprise se déploie sur les axes d’activité suivants :

  • Services à la base installée
  • Contrôle et Commande
  • Projets et Composants
  • Fuel
  • Ingénierie

Cette présence sur l’ensemble de la chaîne de valeur des fournitures d’équipement nucléaire confère à Framatome un positionnement unique de « fournisseur de choix » en Occident, et peut-être même au-delà.

Le positionnement de Framatome le situe désormais sur un marché où figurent des entreprises telles que Doosan, Babcock, et Rolls Royce.

 

Trois axes d’innovation : de quoi surprendre (en bien !)

La stratégie d’innovation se décline chez Framatome selon trois axes :

 

Innovation incrémentale

L’innovation incrémentale est tirée par les business units et par le terrain. Elle concerne notamment les nouveaux outils digitaux, ainsi que la mise au point de solutions de sûreté efficientes.

La mise au point de nouveaux outils digitaux pour la fonction de contrôle et commande révèle que la transformation digitale n’impacte pas le nucléaire de la même manière que d’autres secteurs. La construction de la proposition de valeur du digital doit tenir compte de contraintes de sûreté uniques, notamment en termes de temps de réaction. C’est ainsi que les autorités de contrôle en Finlande et en Angleterre ont exigé que les EPR dont ils supervisent le développement disposent d’un pilotage digital doublé d’un sur-système analogique, afin de de se prémunir contre les conséquences de tout dysfonctionnement informatique.

 

Innovation à moyen terme

Ce dernier point conduit à des sujets d’innovation à moyen terme touchant à la cybersécurité. Qui dit digitalisation d’actifs industriels dit risque d’attaque cyber sur ces mêmes actifs, pour obtenir une rançon, ou pour infliger des dommages. La récente acquisition de FoxGuard par Framatome montre qu’il s’agit d’une question majeure. La killer app de l’Internet industriel viendra-t-elle des solutions de cybersécurité issues du nucléaire[3] ? Ainsi, Thibaut Gain explique que Framatome est capable de se positionner en fournisseur de solutions pour d’autres industriels : “Une colonne de cracking qui se ferait hacker impliquerait une perte se chiffrant en dizaines de millions d’euros pour l’opérateur. Nous avons les moyens d’évaluer les systèmes en temps réel pour qu’ils réagissent. Il y a donc là un vrai marché.”

 

Innovation à long terme (technologies matures dans 15-25 ans)

Mais il y a plus. À long terme, le nouveau nucléaire se conçoit chez Framatome selon deux axes de rupture. D’une part, les petits réacteurs modulaires (SMR). D’autre part les réacteurs nouveaux usages.

Les petits réacteurs modulaires (SMR)

L’axe des SMR est en fait connu depuis longtemps, mais a tardé à être pris au sérieux en France en raison de la priorité accordée pendant longtemps à l’EPR. Mais les choses ont changé, et le CEA et EDF sont entrés en lice avec le projet Nuward.

Les réacteurs nouveaux usages

L’axe des réacteurs nouveaux usages est beaucoup moins connu. L’enjeu est de sortir du cadre restrictif de la génération d’électricité, et de s’ouvrir à des cas d’usages industriels innovants, stimulés par l’impératif de la neutralité carbone. Une vraie « rupture en termes de pensée industrielle » selon Alix de la Giraudière. Un nucléaire de demain où tout reste à inventer et à faire.