– entretien avec Jacques Maigné, PDG de Hutchinson –

Ce matin, nous sommes 2 rue Balzac, dans le 8ème, à Paris. Je connais bien cette adresse car PRESANS collabore avec l’industriel Hutchinson, filiale de TOTAL depuis quelques années. En bref, Hutchinson fabrique et commercialise des produits issus de la transformation du caoutchouc, destinés principalement aux industries automobile, aérospatiale et ferroviaire. L’année dernière j’étais allé visité le 507, le Fab House d’Hutchinson, non loin de Montargis. Thierry du Granrut, EVP Stratégie, qui nous avait reçu, avait pris un exemple dans l’automobile qui m’avait beaucoup intéressé : il nous avait expliqué que les premiers amortisseurs ne comportaient que du métal et du caoutchouc, alors que les modèles les plus récents ne comportent presque plus de cahoutchouc et fonctionne un peu comme un casque anti-bruit, en émettant des espèces d’anti-vibrations… Je souhaitais en savoir plus. Je souhaitais savoir comment une entreprise industrielle telle que Hutchinson passait progressivement de produit de commodités à des produits à très forte valeur ajouté. Ce matin j’ai donc RDV avec Jacques Maigné, le PDG de Hutchinson…

 

Il est bon d’arriver au creux de la vague

Jacques Maigné a commencé sa carrière dans une filiale lyonnais de BP et Shell spécialisée dans les bitumes, l’étanchéité, et les revêtements de sol. Il entre chez Hutchinson sur la ligne de produits antivibratoires au début des années 1990. Rapidement il joue un rôle clé dans le développement des activités hors secteur automobile du groupe (secteur qui représente 75% du chiffre d’affaires). Ce développement vers les secteurs notamment aéronautique et ferroviaire se fait largement au travers d’acquisitions.

L’histoire d’Hutchinson témoigne de l’importance de l’innovation. Elle commence dans le caoutchouc naturel, mais continue ensuite avec le caoutchouc synthétique. Aujourd’hui le caoutchouc naturel représente 20% de ses produits. Viennent ensuite, pour des raisons de recyclabilité et d’allègement, les thermoplastiques élastomères. Pour cela, les outils industriels du caoutchouc (mélangeurs) ont été utilisés avec des polypropylènes. Aujourd’hui, la recherche de matériaux allégés se poursuit, avec pour objectif de remplacer le plus possible les métaux par des matériaux composites… L’innovation dans le coeur de métier conduit donc insensiblement à sortir du périmètre industriel établi et à empiéter sur le territoire d’autres secteurs, notamment celui des chimistes. Un enjeu important pour Hutchinson réside dans la maîtrise du design et des coûts de ces matériaux dans le contexte industriel du secteur automobile.

En 2009 Jacques Maigné devient PDG de Hutchinson, au plus bas de la vague de la crise financière. La crise a été bénéfique pour Hutchinson, qui parvient à doubler son retour sur investissement à sa sortie. La crise a permis d’installer de nouveaux réflexes dans l’entreprise : s’intéresser avant tout au résultat, mieux gérer les investissements. Après trois ans, les investissements sont revenus au niveau antérieur à la crise, pour suivre la montée de l’activité du secteur automobile.

La période actuelle est plus difficile à caractériser que la crise de 2008. Le marché automobiles s’adapte aux contraintes du moment, que ces contraintes soient bonnes, mauvaises, justifiées ou, dans certains cas, non justifiables. La réduction des émissions de CO2 et de particules fines est placée en haut de l’agenda. En Europe, le politique et le législateur tendent à fixer un cadre qui ne tient pas compte des limites technologiques. Nous quittons le diesel, à propos duquel Carlos Tavarez a dit qu’il avait perdu la bataille de la communication après avoir gagné la bataille technique. Le diesel émet des particules fines mais peu de CO2 pour un moteur thermique.

Pour les fournisseurs, la mise au normes des portefeuilles de produits se fait dans la douleur. Le développement massif de plateformes électriques ou hybrides s’impose, le tout sur un marché globalement poussif. Il faut donc multiplier les plateformes à volumes de vente constants, ce qui induit des coûts de développement et d’industrialisation plus élevés. Hutchinson ne publie pas ses résultats séparément, mais ces coûts ont affecté sa profitabilité en 2018, à l’instar de tous les autres acteurs du secteur : Faurecia, Valeo, Plastic Omnium, Michelin, ou Continental.

Plusieurs facteurs conjoncturels poussent actuellement vers une augmentation des coûts : la hausse des matières premières, mais aussi la hausse du coût du travail dans divers pays tels que la Pologne ou le Mexique. De manière plus structurelle, les équipementiers doivent apprendre à ne pas augmenter leurs coûts dans un contexte où leurs revenus n’augmentent pas.

 

Les leçons structurelles de la crise

Etre plus pertinent et plus discriminant

Il faut inventer une nouvelle façon de travailler permettant plus de sélectivité sur les business dans lesquels l’équipementier s’engage. La profitabilité doit être privilégiée sur le volume. Est-il préférable de travailler avec des constructeurs axés sur le haut de gamme ou le milieu de gamme ? Le marketing doit correspondre avec le marketing du client. Une R&D poussée ne serait, par exemple, pas cohérente avec une clientèle de constructeurs ciblant le bas de gamme. 

Il convient aussi de positionner le portefeuille de produits par rapport à l’évolution des moteurs. Les moteurs thermiques ne vont pas disparaître immédiatement et il faut s’attendre à de nouvelles technologies de réduction des émissions. Les moteurs hybrides constituent davantage une opportunité qu’une menace pour les équipementiers. Quant aux moteurs électriques, le refroidissement et le réchauffement des batteries sont des fonctions qui émergent de plus en plus en tant que nouveaux métiers. Hutchinson fait deux fois plus de chiffre d’affaire sur les tuyaux utilisés pour refroidir le moteur 100% électrique de la Renault ZOE que sur une voiture équipée d’un moteur thermique. Le moteur électrique constitue donc lui aussi une opportunité intéressante pour Hutchinson.

La pertinence résulte d’une bonne entente en amont des développements lancés par nos clients. Elle repose sur la formation et le management du changement : c’est de là qu’émerge un jugement sur la profitabilité d’une affaire.

 

Tirer profit du digital pour sortir de la commodité 

La chaîne de valeur de la voiture se transforme sur le long terme. L’aval de la chaîne de valeur est voué à être dominé par la relation client. Pour l’amont, qui s’occupe de fournir le hardware, et où résident les équipementiers, l’enjeu réside dans la réduction des coûts de production…  la dynamique de réduction des coûts va se traduire par de grands mouvements de recomposition parmi les équipementiers.

Par ailleurs, les équipements sont à l’origine d’informations techniques. L’intégration de capteurs dans les produits fait l’objet de nombreux développements à l’heure actuelle : température, pression, vitesse des fluides, vibration, caméras intégrés dans des joints de vitres. À quoi s’ajoutent l’utilisation de services dans le Cloud, notamment en combinant les données fournies par les produits issus d’autres équipementiers, ou fournies par des services extérieurs (météorologie…). L’exploitation des données ouvre un champ considérable, qui devrait permettre aux équipementiers de se différencier des fournisseurs de commodités. 

 

Vendre le service ou la fonction plutôt que le produit ?

Ce qui se profile à l’horizon n’est rien d’autre que la transposition du modèle qui existe depuis deux décennies dans l’aéronautique, où les avions sont bourrés de capteurs permettant une maintenance préventive. Les compagnies aériennes louent leurs avions à des sociétés de leasing, au coût de l’heure de vol, ce qui leur permet de se concentrer sur la relation client.

Cette transposition au domaine de l’automobile va concerner une part substantielle du parc et exigera de mieux connaître les composantes des véhicules, notamment leur durée de vie (qui actuellement est supérieure à la durée de vie des voitures). Par ailleurs, il convient de noter qu’en Europe, une voiture ne fonctionne que 5% de son temps de vie. Ce taux passera demain à plus de 50% avec la propriété partagée. Le coût d’usage et le coût de maintenance demandent par conséquent à être de mieux en mieux objectivés. Les équipementiers contribuent à déterminer ce coût d’utilisation, à la fois en produisant des données, et en ajustant l’horizon de vieillissement de leurs produits. Tout un ensemble de processus et de dispositifs en vigueur dans l’aéronautique vont arriver dans le domaine automobile. Le produit industriel vendu n’est plus un simple produit, mais un produit avec une durée de vie et un carnet d’entretien… un nombre d’heures de fonctionnement, autrement dit : un service, voire une fonction.

Cette transposition est une question de volonté stratégique et peut conduire à des tensions au sein de la chaîne de valeur. En effet l’objectivation du fonctionnement concerne avant tout l’utilisateur final, autrement dit, du point de vue de l’équipementier, le client de son client. C’est déjà une réalité admise chez les opérateurs ferroviaires, tels que la SNCF, pour lesquels les coûts de maintenance sont significatifs. Hutchinson équipe les trains de capteurs permettant de réduire le coût de la maintenance, en travaillant directement avec la SNCF et non avec les constructeurs de trains tels que Siemens, Alstom ou Bombardier.

“L’augmentation de la durée d’usage de l’automobile sera immanquablement accompagnée de maintenance préventive et d’un système de location au kilomètre.”

Ce modèle va pénétrer l’automobile, avec une intensité et une vitesse qui restent à déterminer dans le cadre d’une vision systémique. 

 

Partir de l’utilisateur final ou bien partir de la donnée ?

Pour une entreprise comme Hutchinson, les données générées par ses produits constituent l’aspect le plus stratégique de la transformation digitale. Ne sachant pas par avance quelles données seront utiles, l’entreprise travaille avec une université singapourienne pour explorer la question. Le but est de disposer d’algorithmes permettant d’obtenir à partir d’un nombre minimal de capteurs une information maximale sur l’état du système. Jacques Maigné note que Faurecia s’inscrit actuellement dans une démarche similaire d’exploration.

Pourquoi ne pas plutôt partir de l’utilisateur de la voiture, ou du constructeur ? Tout simplement parce qu’un équipementier n’a pas accès au conducteur, et que les constructeurs ne répondent pas favorablement aux demandes d’accès aux données venant d’équipementiers. En d’autres termes, les équipementiers doivent se débrouiller par eux-mêmes, notamment en travaillant ensemble pour combiner leurs données. Pour pouvoir travailler ensemble, une approche systémique des enjeux des équipementiers et de leur environnement est indispensable.

 

Conclusion: nécessité d’une approche systémique de l’innovation

L’entretien avec Jacques Maigné a fait apparaître à plusieurs endroits la nécessité d’une approche systémique de l’innovation aujourd’hui. Approcher l’innovation industrielle de manière systémique entraîne fondamentalement une ouverture aux systèmes auxquels appartient une entreprise. L’ouverture aux sources externes d’innovation est plus que jamais de misee. Une entreprise seule n’a pas la science infuse, ni le temps d’innover en dehors de son coeur de métier.

L’approche systémique de l’innovation industrielle exige une capacité de survol et une ouverture qui ne sont pas sans rappeler le mode de fonctionnement de quelques Bourguignons illustres tel Charles Quint au seizième siècle, que Jacques Maigné se plaît à évoquer quand on lui demande qui sont ses héros. De Madrid à Bruges, de Cologne à Naples, une cour en mouvement constant à travers les différentes possessions impériales parvenait à mieux gérer l’Europe que notre système actuel. La puissance de cette époque s’incarne aussi dans ses grands explorateurs et ses grands mercenaires… de quoi puiser l’inspiration pour de nouvelles et audacieuses synergies industrielles !

 

Publié pour la première fois sur Forbes France