Le Président Macron a récemment donné des indications sur la stratégie d’intelligence artificielle adoptée par la France, à la suite de la publication du rapport Villani, qui souligne le caractère absolument crucial de cette transformation technologique.
Une stratégie « méta » typiquement française
Il s’agit pour Emmanuel Macron de contrer la désindustrialisation du pays et de restaurer ensemble avec l’Allemagne et d’autres partenaires les bases technologiques de la souveraineté européenne.
La première étape de sa stratégie consiste à accroître l’attractivité de la France pour les acteurs étrangers, qui trouvent ici à la fois un capital humain et des conditions d’accueil favorables. Les annonces récentes de Google, de Fujitsu et de Samsung suggèrent que cette étape est en bonne voie pour être réalisée.
Au lieu de piller le vivier de capital humain européen en le faisant venir à elle, la Silicon Valley est invitée à venir s’installer directement chez nous.
Par ce chemin, Emmanuel Macron espère progressivement transformer le rapport de force avec les plateformes géantes, ou métaplateformes, en les intégrant à un écosystème européen de plus en plus capable d’imposer ses propres normes à ses participants. C’est la seconde étape de cette stratégie : soumettre les acteurs installés en France et en Europe aux normes françaises et européennes.
La spécificité européenne consisterait, selon Emmanuel Macron, en ce que les choix collectifs européens ne seraient pas déterminés exclusivement par des acteurs privés, comme aux USA, ni soumis à des valeurs étrangères aux Droits de l’homme, comme en Chine.
Cette stratégie de l’IA s’inscrit dans une vision plus générale du fondement et de la protection d’un système de cohésion national et européen.
Le moment clé de la seconde étape de cette stratégie résiderait d’une part dans l’éclosion d’acteurs de l’intelligence artificielle spécialisés dans l’évaluation et la prescription, et d’autre part dans l’émergence de communs numériques et de plateformes européennes souveraines.
Il s’agit ici d’une stratégie « méta », c’est-à-dire fondée sur la prescription de normes de régulation d’un domaine donné fondée non pas sur une position compétitive au sein du domaine en question, mais sur l’intérêt général. Cette stratégie possède un antécédent dans un autre domaine : la globalisation financière. Rawi Abdelal a notamment analysé le rôle d’un groupe de hauts fonctionnaires français dans la construction du cadre de régulation de la globalisation financière au cours des années 1980.
Depuis cette époque, les paramètres ont changé. Sur le plan industriel, il faut noter que la construction d’un nouveau sous-marin nucléaire est aujourd’hui soumise à l’approbation américaine, du fait du transfert de l’activité de turbines gérée anciennement par Alstom vers GE. Les conséquences de la désindustrialisation pèsent sur les marges de manœuvre stratégiques de la France.
Les quatre domaines retenus par Emmanuel Macron pour développer les applications de l’IA sont la santé, le transport, l’écologie et la défense.
Ces quatre domaines participent chacun à sa manière à l’industrie 4.0 et au digital industriel. Cédric Villani a fait savoir qu’il voyait OVH comme un bon candidat de cloud souverain européen. Cette entreprise constitue effectivement l’un des rares succès de l’entrepreneuriat européen dans ce domaine, faisant suite à deux échecs monumentaux pilotés par de grands acteurs établis.
OVH suit déjà une stratégie de présence partout dans le monde, en s’adaptant aux contraintes locales, tout en prenant soin de scinder les données selon leur juridiction.
Évaluation critique de la stratégie : où est la killer app?
La stratégie d’Emmanuel Macron, compte tenu des atouts et des contraintes de la France, n’est certainement pas dénuée d’arguments. Mais apporte-t-elle aux utilisateurs une killer app réelle?
Qu’est-ce qu’une killer app? Une killer app est une application numérique qui domine, voire élimine complètement du marché ses rivales, typiquement en tuant les pain points des utilisateurs, c’est-à-dire leurs problèmes.
Il est certainement vrai que la protection des droits des utilisateurs de plateformes digitales n’est aujourd’hui pas satisfaisante.
Mais sur quoi l’évolution de la protection de ces droits repose-t-elle? N’est-ce pas dans le fait de la concurrence qui oppose entre elles les différentes plateformes — non seulement les différentes plateformes américaines entre elles, mais aussi, de plus en plus, les plateformes américaines et chinoises? Si tel est le cas, alors le risque est celui de voir la stratégie de souveraineté digitale européenne s’égarer dans l’illusion de sa propre supériorité éthique.
Dit autrement : que les normes évoluent ou pas dans le sens de la protection des utilisateurs et de la conformité à des normes éthiques pourrait bien être en réalité une question orthogonale à celle de la souveraineté digitale.
Mais dire cela, c’est aussi reconnaître que le fait d’afficher une position éthique forte n’interdit par ailleurs en rien de mener une politique de souveraineté digitale efficace.
Il conviendra par la suite de suivre attentivement l’évolution du projet J.E.D.I. (Joint European Disruptive Investment), qui propose de réaliser l’équivalent de la DARPA en Europe. Cédric Villani a noté dans son rapport l’intérêt d’une telle structure conjointe réunissant à la fois des acteurs français et allemands.