Loin des zones de confort et du happy talk, Armand Hatchuel conduit sa réflexion sur le destin des organisations.

De mon entretien avec lui, je retiens les trois idées suivantes :

1) L’organisation ouverte ne peut pas se résumer à la généralisation de la coordination économique par des contrats marchands.

Un coût de transaction est un coût provoqué par toutes les procédures qui rendent possibles des échanges mutuellement avantageux, entre deux ou plusieurs individus.

Pendant longtemps, les coûts de transaction ont été assimilés aux coûts de coordination des choix d’acteurs indépendants les uns des autres. Par exemple, l’utilisation d’un marché et d’une monnaie implique un coût de fonctionnement. La notion de coût de transaction s’applique aussi à une plus petite échelle, lorsque la transaction est formalisée par un contrat liant deux entités.

Dans ce second cas, les coûts de transaction comprennent les coûts qu’entraînent pour chaque partie la recherche et le listage de toutes les éventualités qui peuvent survenir pendant la période où le contrat s’exécute, les coûts provoqués par les négociations entre les parties, frais de rédaction et de mise en forme contractuelle compris, et les coûts inhérents à la recherche et au fonctionnement de systèmes légaux censés garantir le respect des engagements, et sans lesquels l’opportunisme et la méfiance empêchent les transactions.

L’explication économique des entreprises en tant qu’organisations s’appuie fondamentalement sur l’idée que les coûts de transaction « contractuels » sont avantageusement limités par le mode de coordination hiérarchique que permet par définition l’organisation.

Mais la réduction par les économistes de l’entreprise à un problème de minimisation des coûts de transaction suscite une illusion dont nous ne devons pas être dupes.

Une organisation ouverte n’est pas une anti-organisation, ni une généralisation du rapport marchand à l’entreprise.

Il se peut que le monde contemporain soit anti-organisationnel, que les promesses, les relations soient de plus en plus éphémères, que tout s’éphémérise.

Mais l’organisation ouverte est bien une organisation.

Pour appréhender sa forme, il est indispensable de forger des instruments de perception adaptés : sans quoi nous ne comprendrons rien à une entreprise comme Uber.

Il faut une théorie des organisations pour voir une organisation.

De tels instruments d’abord conceptuels doivent également permettre de sortir du « managérialisme », trop friand de benchmarks et de conformisme. La théorie des organisations peut au contraire aider à rompre les habitudes pour bâtir du neuf. Rares sont cependant les entreprises qui saisissent cette chance.

2) Le droit est une clé essentielle pour appréhender la réalité organisationnelle.

Le premier instrument proposé par Armand Hatchuel est celui du couplage forme juridique / management. Il implique de revenir sur la séparation entre les mondes et les catégories du droit et de l’entreprise opérée dans l’Université au début du vingtième siècle.

Le droit est un outil d’organisation. Dans les formes d’organisation nouvelles, le rapport entre droit et management change : il devient plus compliqué et plus interactif. La gestion n’est plus à droit constant. Cette réalité est parfois très violente et instable, notamment en cas de reventes à répétition d’une même entreprise.

Les « entreprises à mission » constituent selon Armand Hatchuel une nouveauté à l’horizon. À l’instar de la coopérative ouvrière Coopaname, elles doivent permettre de mettre en place des mécanismes de création de valeur tout en s’affranchissant du modèle de la valeur actionnariale, voué au profit sans la prospérité. Leur structure légale de propriété s’écarte de la norme capitalistique dominante.

Je constate que ce trait revient régulièrement sous des formes différentes : mission inspirante, massive transformative purpose, entreprise communautaire… il se passe quelque chose à ce niveau.

Selon Armand Hatchuel, les pays non occidentaux seront une source de surprises organisationnelles sur ce plan dans l’avenir, parce ces pays ne sont pas issus de la matrice du droit romain, ou du droit anglo-saxon romanisé. Il cite notamment l’Inde, les pays africains, la Chine, et Israël. Il pense que ces surprises organisationnelles impliquent l’existence de variables cachées à l’intérieur de la notion de territoire.

Dans le cas d’Uber, on peut observer qu’il s’agit d’une entreprise qui fait exécuter un travail par des subordonnés utilisant un statut d’entrepreneur. Cette forme n’est pas neuve : c’est celle de la franchise, inventée dans les années 1920. Mais cette forme peut changer. Elle n’est pas stable. Pour le comprendre il est nécessaire de prendre en compte une seconde clé d’analyse

3) Les « gradients de transformation d’activité » constituent une seconde clé pour comprendre les organisations

Le gradient de transformation d’activité dénote la fréquence des changements de cap stratégique d’une entreprise : produit, clients, organisation, production… La notion se rapproche de celle du « pivot » entrepreneurial.

Une clé d’analyse qui, selon Armand Hatchuel, n’a jamais été forgée dans le cas de la France, contrairement à l’Allemagne. Il impute la désindustrialisation française à ce qu’il nomme un « déficit d’anthropologie industrielle ».

Mais revenons au cas d’Uber. Sur le gradient de transformation se trouve la possibilité de remplacer les chauffeurs actuels par des véhicules autonomes.

S’agit-il d’un joker pour contrer la coalition des chauffeurs désireux d’obtenir de meilleures conditions (revenu minimum, protection, formation)? (« Plus vous augmentez vos prix, plus j’ai intérêt à basculer. »)

Les investissements actuels en matière de pilotage automatique pourraient dans un premier temps se limiter à viser le développement d’une aide à la conduite : « La première ligne de chemin de fer était hippomobile. »

Dès lors que les véhicules seraient pleinement autonomes, deux possibilités se présenteraient :

Les véhicules autonomes d’Uber pourraient provenir de fournisseurs tiers, auquel cas Uber verrait sa marge comprimée.
Uber pourrait tenter de devenir une énorme entreprise industrielle manufacturant des véhicules autonomes.
L’analyse d’Armand Hatchuel me conforte certainement dans l’idée que pour comprendre Uber, il faut aussi comprendre Tesla. En effet, l’entreprise que Tesla cherche à concurrencer n’est pas, par exemple, Renault, mais justement Uber. Le but de Tesla est de fournir un service de mobilité — et cette convergence éclaire aussi l’un des chemins d’évolution potentiels d’Uber.

CONCLUSION

La discussion avec Armand Hatchuel m’a permis de prendre du recul et de comprendre que le développement de la notion d’organisation ouverte devait désormais s’appuyer sur un approfondissement plus intensif de la description des cinq attributs fondamentaux que j’ai dégagés jusque-ici, quitte à les réaménager.

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Article réalisé sur la base d’un entretien réalisé avec Armand Hatchuel, Professeur en Sciences de Gestion à Mines ParisTech.