Il y a peu, l’équipe Presans ne disposait que de traces indirectes du débat entre Albert Meige et Éric Sadin à Toulouse il y a quelques mois. Nous savions que l’échange, animé par Apolline de Malherbe, avait produit des étincelles.
#forumeco31 Duel à fleurets mouchetés entre Eric_Sadin et @albertmeige CCIoccitanie pic.twitter.com/rj1sX96l11
— Hubert GALLAIS (@GALLAIS) October 5, 2017
La Chambre de Commerce de Toulouse nous a récemment fait parvenir un compte-rendu contenant des verbatims hautement croustillants. Retraçons rapidement le cours de cette discussion axée sur le thème de « l’entrepreneur augmenté ».
C’est d’abord Éric Sadin qui a été interrogé sur le développement actuel des big data et de l’intelligence artificielle. Ensuite, Apolline de Malherbe a demandé à Albert Meige de présenter sa vision de l’entreprise du futur. Celui-ci note que l’uberisation des métiers qui arrive peut se lire dans des exemples actuels « qui font froid dans le dos ». Après ces deux premières interventions, le dialogue s’engage. L’opposition entre Éric Sadin et Albert Meige se manifeste sur la question de la disruption. Pour Éric Sadin, celle-ci s’inscrit dans une dangereuse disparition de la régulation politique. Pour Albert Meige, la disruption se caractérise moins par une absence de projet politique, que par le fait que les entreprises disruptives partent de rien.
Origine de l’opposition
Éric Sadin a ancré à juste titre la transformation digitale des organisations et des entreprises dans le cadre plus général de la transformation digitale de la société.
Vers où cette transformation nous conduit-elle? Réponse d’Éric Sadin : Vers la quantification de toutes les activités humaines, et la subordination totale de ces activités au monde économique.
L’accélération de la transformation digitale aurait lieu sous la pression des cabinets de conseil et de leur idéologie managériale, dont le dogme central serait l’innovation disruptive. Éric Sadin s’oppose à ce dogme en s’interrogeant sur les limites de la digitalisation, sur les transgressions injustifiables qu’elle entraînerait. À l’idée d’une inexorable Singularité technologique, il préfère celle de la singularité de l’humain. Il est selon lui nécessaire de davantage faire droit à ce qui, dans les activités humaines, échappe à la quantification. Il pense que les institutions démocratiques, parmi lesquelles les syndicats, devraient œuvrer à l’aménagement d’un espace humain réservé à la spontanéité, à l’initiative, au masque et à l’invisibilité. Cette appropriation démocratique et conflictuelle du débat sur la transformation digitale se heurterait à un mur fait de buzzwords stérilisants et de novlangue. Éric Sadin juge que la transformation digitale se fait avec trop peu de concertation, dépossédant la société de sa capacité de délibération et de choix.
La position d’Albert Meige peut se résumer ainsi : la transformation digitale s’accompagne d’une transformation des organisations, qui s’ouvrent pour accélérer la digitalisation afin de rester compétitives. Pour Albert Meige, la question essentielle est d’explorer la réalité émergente des organisations ouvertes — notamment en prenant au sérieux les potentialités dystopiques de la transformation digitale, en écoutant ce qu’on à nous dire les écrivains et les œuvres d’anticipation.
L’une des composantes-clés des organisations ouvertes est ce qu’il appelle la mission inspirante. Par exemple, dans le cas de Tesla : Accélérer la transition vers un monde énergétiquement durable.
Éric Sadin juge la formule de Tesla creuse. Albert Meige constate que cette formule correspond à un fait : Tesla fabrique bien des véhicules électriques en utilisant l’énergie solaire.
Idéologie managériale et idéologie contre-managériale
Dans la suite du débat, Éric Sadin a exprimé l’opinion suivant laquelle la position d’Albert Meige relèverait en réalité de l’idéologie managériale de la disruption totale, dont le défaut majeur consisterait à revêtir des options discutables des habits de la nécessité naturelle, afin de couper court à toute délibération citoyenne.
Cette opinion mérite commentaire.
L’accélération technologique suscite des réflexions philosophiques dont les conséquences pratiques dépendent largement de la nature et de la puissance organisatrice du sujet de ces réflexions.
Éric Sadin voudrait que la société réfléchisse sur l’accélération technologique en tant que sujet collectif démocratique et organisateur.
En apparence, cette exigence renvoie au fait général que l’évolution des organisations est ancrée dans l’évolution de la société.
J’accorde à Éric Sadin le fait que le mode d’évolution de la société n’est pas une question politiquement neutre. La philosophie consiste bien à faire le partage entre ce qui d’un côté relève de la nature, de la modalité de la nécessité, de ce qui ne dépend pas de nous, et de l’autre côté ce qui relève de nous, de nos choix, de notre histoire. Un désaccord sur la question du mode d’évolution de la société n’est pas nécessairement un désaccord idéologique : il peut être philosophique.
Il nous faut définir ce qu’est l’idéologie. Une analyse exhaustive serait hors de propos dans le cadre de cet article. Retenons seulement trois traits :
- Une idéologie est une doctrine destinée à mobiliser une alliance de partisans en vue d’obtenir des résultats dans le cadre d’une lutte politique.
- Une idéologie possède typiquement une capacité forte à interpréter le désaccord avec son contenu comme une preuve de sa vérité : ceux qui ne sont pas d’accord étant alors catégorisés comme des ennemis.
- Un trait typique des idéologies est le recours à la pensée utopique.
Appliquons ces critères à la position d’Éric Sadin.
Le propos d’Éric Sadin cherche à mobiliser pour une lutte : mais à mobiliser qui? Les syndicats ont été mentionnés, mais sa position semble assez ouverte sur ce point.
Cela n’a pas empêché Éric Sadin de se montrer fort prompt à ranger Albert Meige dans la catégorie disqualifiante « idéologue managérial », pour cause de « novlangue ».
Enfin, je note qu’Éric Sadin voudrait « transformer l’innovation par l’inventivité », ce qui est à la fois flou et utopisant. C’est un choix philosophique de penser que la société évolue en s’inventant. Une telle conception ne va absolument pas de soi.
Nous avons affaire avec Éric Sadin à une idéologie incomplète. L’ennemi est clairement désigné, l’ami et l’utopie partagée sont présentés de manière plus approximative. Éric Sadin parle beaucoup de procédures et d’institutions démocratiques, mais je pense qu’il est au fond un accélérationiste idéologique qui désire placer la technologie au service d’une utopie politique : l’auto-invention de la société.
L’idée la plus intéressante dans son approche est celle de cultiver l’art du retrait digital. Peut-être l’envisage-t-il surtout comme une sorte de grève ou comme un acte collectif de protestation. Je serais plus enclin à y voir une volonté d’hygiène vitale.
Pour un réalisme de l’ouverture
Passons rapidement la position d’Albert Meige au même crible maintenant :
- Albert Meige cherche à mobiliser avant tout les organisations concrètes que sont les entreprises.
- Le désaccord porte avec lui typiquement sur des faits ou des raisonnements.
- Il semble s’intéresser davantage aux dystopies qu’aux utopies.
Ne pas chercher à mettre entre parenthèses la réalité de la compétition économique constitue à mon sens un avantage, permettant ensuite de poser l’existence concrète de compétiteurs et à chercher à expliquer ce qui se passe dans le monde économique et social à partir de leur dynamique.
Le recours aux dystopies fait partie du même souci de réalisme. Éric Sadin n’aime pas que les dystopies suscitent la peur. Il voudrait maîtriser la technologie par la raison sans passer par cette étape.
Le bon sens suggère cependant que le courage implique d’abord la peur.
Le pire est possible, et il ne suffit pas d’en appeler à la démocratie pour empêcher sa réalisation. Encore faut-il que les acteurs institutionnels qui constituent la démocratie soient capables de maîtriser le domaine qu’ils sont censés réguler. Pas de régulation sans savoir opérationnel.
L’accélération technologique se subordonne à la puissance organisatrice d’acteurs technologiques concrets, parmi lesquels il faut désormais aussi compter les États, confrontés au défi de la métaplateformisation.
Pour ces acteurs, la technologie est un outil. Certains prennent de l’avance, d’autre du retard. Comme l’a noté Albert Meige lors du débat, la question de la transformation digitale redonne une grande actualité à la notion de souveraineté. Les investissements américains et chinois dans le domaine de l’intelligence artificielle sont loin devant ceux des Européens.
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Éric Sadin est écrivain et philosophe. Il est l'auteur de la Siliconisation du monde.
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