Parlez-nous de vous et de ce que vous faites.

Je suis l’un des trois cofondateurs de Liegey Muller Pons (LMP). On dirait un nom tout droit sorti du XIXème siècle, mais c’est vraiment une start-up qui veut changer la façon dont on pratique la communication et l’analyse d’opinion dans le domaine politique.

Nous pensons que les meilleurs résultats dans ce domaine sont obtenus en combinant, d’une part, une méthode centrée sur la technologie et le big data, et d’autre part, une approche humaine fondée sur des interactions en face-à-face avec le public à atteindre. Les deux doivent être utilisées ensemble. Nous le faisons dans le domaine de la politique, où nous sommes maintenant reconnus, mais aussi dans le monde de l’entreprise.

J’ai eu l’idée de ce business en 2008, pendant un programme d’échange à Boston. J’avais pris part à la campagne électorale d’Obama en tant que bénévole. Contrairement à tout ce que j’avais entendu sur l’importance des médias sociaux, je passais la majorité de mon temps à faire du porte à porte. Ça peut sembler être une approche démodée. Mais j’ai compris que cette méthode était soutenue par une vaste infrastructure technologique et scientifique. Les expériences ont montré que le porte-à-porte était le moyen le plus efficace de convaincre les gens. Le ciblage géographique du porte-à-porte était fondé sur des données.

Là-bas, j’ai rencontré deux autres Français. Nous avons décidé que ce serait formidable d’appliquer ces méthodes en France. Au début, nous l’avons fait comme un projet parallèle à nos emplois respectifs. Deux d’entre nous travaillaient pour McKinsey, le troisième travaillait sur un doctorat au MIT sous la direction d’Esther Duflo. Nous nous sommes dit : « Pourquoi ne pas appliquer la méthode des essais randomisés de Duflo au monde politique ? »

Nous avons testé l’efficacité de différentes méthodes de cette façon. C’était une approche novatrice dans les sciences politiques et cela nous a créé des opportunités. Nous avons dirigé en partie la campagne de François Hollande en 2012. Nous avons créé notre entreprise et sommes maintenant actifs dans tous les pays d’Europe occidentale, nous travaillons sur toutes sortes de campagnes, grandes ou petites, de gauche ou de droite, en utilisant notre approche multi-outils.

Notre spécialité, c’est d’analyser toute l’open data afin de prédire les comportements électoraux sur une échelle précise de résolution. Nous savons donc, pour tout candidat politique donné, où il devrait donner la priorité à ses efforts de campagne. Nous prévoyons aussi des élections, comme une alternative aux enquêtes. Grâce aux efforts récents d’open data en France, nous pouvons fournir des informations sur l’électorat pour un coût ridicule par rapport à l’enquête correspondante. L’information aura une marge d’erreur plus grande, de sorte qu’il serait correct de dire que notre service est disruptif dans le sens que Clayton Christensen donne au mot.

Qu’est-ce que cela signifie d’être disruptif dans le domaine de la politique aujourd’hui?

Tout le monde semble d’accord pour dire que la politique est un domaine mûr pour la disruption. Certes, la politique ne se porte pas très bien, et pas seulement en France: baisse de la confiance dans les institutions, baisse de la participation politique, perte de représentativité des partis politiques… Quelles solutions avons-nous? Tout d’abord, je pense que toutes les solutions n’ont pas encore émergé. Et je ne pense pas que la solution réside dans une approche centrée à 100% sur les media sociaux ou le big data. Cela n’arrivera certainement pas dans les 20 prochaines années. Je ne suis pas entièrement convaincu par ce que Naval Ravikant a écrit parce qu’il y a un problème majeur aujourd’hui avec les médias sociaux et la politique: très peu de gens parlent en fait de politique sur les réseaux sociaux. Cela signifie que les médias sociaux sont un outil de mobilisation idéal pour vos sympathisants.

Les médias sociaux sont la façon la plus rentable pour mobiliser les gens qui veulent déjà vous aider. Les réseaux sociaux sont géniaux pour amener les gens à souscrire à votre newsletter ou à votre collecte de fonds. Mais ils ont très peu d’impact sur le comportement électoral des personnes. L’une des raisons, c’est que sur les réseaux sociaux, les gens adoptent un comportement grégaire. Les gens ont tendance à être seulement en contact avec des gens dont les opinions sont proches des leurs.

Il y a extrêmement peu de place pour des opinions différentes sur les réseaux sociaux. Des études ont montré que les réseaux hors ligne sont plus hétérogènes que les réseaux en ligne – et pourtant les réseaux hors ligne sont déjà fortement homogènes. Cela signifie que les gens ont tendance à ne pas changer d’avis en ligne. Ils peuvent mobiliser en ligne, ce qui est observable du printemps arabe à la campagne d’Obama ou Sanders. Mais vous ne changerez pas l’opinion des gens avec les réseaux sociaux. Ils sont insuffisants, nous avons donc encore besoin d’anciennes méthodes comme le porte-à-porte. Et pour exécuter ces opérations, vous avez besoin des partis politiques. Probablement pas tels qu’ils existent aujourd’hui, parce qu’ils ne fonctionnent pas bien.

Mais vous avez besoin d’infrastructures pour mobiliser les gens pour faire du porte-à-porte, et vous vous retrouvez avec vous une sorte de parti ou une campagne minimale. La distinction parti / campagne est très importante aux Etats-Unis. La campagne d’Obama ressemblait plus à une grande entreprise qu’à une start-up. Je pense donc que la dimension hors-ligne reste cruciale. Les gens déterminent leurs opinions politiques dans une large mesure selon leurs relations à l’école, au travail et dans leur voisinage. C’est contre-intuitif, mais le moyen le plus rentable d’envoyer un message politique est de le transporter de porte-à-porte. C’est encore cher, mais c’est le plus efficace.

Mais il existe d’autres façons de disrupter la politique. Avec Emmanuel Macron, l’idée était de découvrir les opinions des gens, à une large échelle. Au lieu d’utiliser des groupes de discussion, nous avons envoyé les bénévoles de En marche! dans tout le pays pour aller poser des questions ouvertes autour d’eux. Nous avons donc développé une application pour recueillir les réponses, et nous avons fait en sorte que, d’un point de vue statistique, les bénévoles n’engagent pas le dialogue qu’avec des sympathisants. Nous voulions de véritables conversations politiques.

Il y a aussi d’autres approches disruptives: Axelle Lemaire a organisé le bêta-test d’un projet de loi parlementaire. Les citoyens avaient la possibilité de proposer des modifications sur la version initiale d’un nouveau projet de loi, par l’intermédiaire d’une plate-forme en ligne. Elle a reçu beaucoup de commentaires.

Est-ce que cela résoudra tous les problèmes de notre démocratie?

Je ne peux pas répondre à cette question. Mais je suis convaincu que tant que vous avez des élections, et notamment les élections présidentielles, les partis politiques continueront d’exister. Ce que Naval Ravikant écrit s’applique mieux aux militants, à Greenpeace, ou même à la campagne Sanders. Mais si la politique doit tendre la main à des gens qui ne sont pas vraiment intéressés par la politique, alors vous avez besoin de plus que de simples réseaux sociaux.

Quel est le rôle stratégique des médias traditionnels dans la politique d’aujourd’hui?

Nous savons que le facteur le plus efficace pour diffuser un message politique reste le vecteur personnel. Plus vous communiquez avec des gens à un niveau personnel, plus votre message sera transmis efficacement. Cela signifie que les médias traditionnels ont tendance à être le canal le moins convaincant quand il s’agit d’un message politique. Les médias traditionnels pèchent dans cette dimension personnelle. Les médias sociaux, en revanche, bien moins efficaces que les interactions en face-à-face, peuvent être personnalisés à une plus grande échelle.

Nous observons que la part du budget accordée aux médias traditionnels diminue, même si elle reste très élevée. Les gens ont toujours peur d’opérer ce changement. Les grandes campagnes aux Etats-Unis dépensent encore environ 500 millions de dollars dans les publicités télévisées. Mais les coûts globaux de la campagne augmentent, et la part des médias traditionnels baisse. En France, nous voyons la même réticence à abandonner les médias traditionnels. Les meetings de campagne disparaissent en France.

Naval Ravikant a souligné l’impact des candidats insurgés dans la campagne américaine 2016. Trump et Sanders ont fait beaucoup de meetings, et Trump semble allouer moins de ressources aux médias traditionnels. Que pensez-vous de cela?

Trump est le contre-exemple de tout ce que je viens de dire. Il fait sa campagne absolument à l’ancienne. Il n’utilise aucune des innovations des 15 dernières années de campagnes politiques, c’est comme si rien n’avait changé. Il manque de monde sur le terrain pour faire du porte à porte. Sa stratégie sur les médias sociaux correspond à son propre personnage. Il est bon sur Twitter et à la télévision. Et il fait beaucoup de meetings, avec peu de gens, surtout ses propres partisans. Il fait exactement le contraire de tout ce que je disais. En conséquence, il y a eu beaucoup de débats au sein de la communauté des sciences politiques.

Les gens se demandaient s’ils avaient tout faux, ou si Trump réalisait une mauvaise campagne et finirait par se faire écraser. La dernière option semble être la plus probable en ce moment [23 Août]. Il est tout à fait possible que, dans six mois, la campagne de Trump soit jugée très sévèrement. Il est bon dans ses apparitions à la télévision mais cela pourrait ne pas se traduire par des votes pour lui.

Un autre facteur, qui vaut également pour la campagne de Bernie, c’est que Trump s’appuie sur une base extrêmement motivée de soutiens. Ces personnes sont derrière lui à 100%. Les médias sociaux sont un bon outil pour mobiliser cette base. Sauf qu’en politique, vous n’avez pas besoin de 100% de soutien mais de 5% de la population. Un soutien plus léger mais sur une base plus large est préférable. Vous avez besoin de 51% de l’ensemble de la population. C’est une des différences entre le monde de la politique et celui des affaires. Une part de marché de 5% composée de 100% des clients fidèles qui sont prêts à payer un prix plus élevé signifie que vous avez une belle entreprise. Mais cela ne fonctionne pas dans la politique.

Ravikant prévoit également que d’ici 2020, les dynasties politiques appartiendront au passé. Que pensez-vous de cette prédiction?

Cela ne me déplairait pas. En France, « laprimaire.org » est une initiative visant à lutter contre le monopole des partis qui jouissent actuellement du pouvoir de désignation des candidats crédibles. Trump est à nouveau une exception ici. Il se présente aux États-Unis et il est milliardaire… Dans tous les cas, les partis existants sont inefficaces dans la sélection des candidats : en France, ils ont tendance à favoriser les apparatchiks et les énarques. Mais « laprimaire.org » ne peut pas être considéré comme un succès non plus. Je suis donc d’accord pour convenir d’une telle évolution mais seulement si quelqu’un trouve la façon de le faire, et je ne vois pas cela arriver avant 2020.

Qui sont vos héros?

En fait, je n’ai pas de héros. Cela dit, je n’aurais pas créé cette entreprise sans Obama. Sans la campagne d’Obama, nous n’aurions pas eu l’idée de faire ce que nous faisons. Mais dans l’ensemble, je ne pense pas en termes de héros. Je tire plus mes motivations des idées. Je veux réaliser les idées que je crois solides. Mon objectif avec cette société, c’est que je crois en certains principes et en une certaine façon de les mettre en œuvre scientifiquement. Voilà ce que je suis en train de faire. Et dans le domaine de la politique, il n’y a pas beaucoup de gens qui font des choses de cette manière. C’est un domaine très conservateur, basé sur l’intuition. La politique est souvent perçue de cette façon, comme basée sur l’intuition. Si vous demandez à François Hollande ou Nicolas Sarkozy leur première qualité, je suis convaincu qu’ils vous répondront : «Je sens le peuple français. » Je n’y crois pas. Je pense juste que parfois, ils tombent juste, et parfois ils se trompent. Cela leur suffit pour se persuader qu’ils ont une compétence spécifique. Mais en réalité, ce n’est pas plus fiable que de jouer à pile ou face. Donc, ce que nous essayons de faire avec cette société, c’est rompre avec ces habitudes et adopter une approche plus axée sur les données, plus rationnelle.

Nous voudrions appliquer ces méthodes au domaine de la modification du comportement en général, au-delà de la politique électorale. Je vais prendre l’exemple des comportements en matière de recyclage. En France, nous avons atteint un seuil qui limite l’adoption de comportements de recyclage optimaux. Nous croyons que la meilleure façon d’améliorer ce comportement est par le même type de campagne que nous utilisons pour le comportement politique. C‘est la meilleure façon d’amener les gens à changer de comportement. D’autres domaines pertinents sont la santé, la prévention des risques, les médicaments, le tabagisme…

Merci pour votre temps Arthur.

Tout le plaisir était pour moi.

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