Ces dernières années, il était de bon ton de déclarer nonchalamment que les grands groupes ne savent plus innover ou bien que les startups sont les départements Recherche & Innovation des grands groupes – les paquebots étant trop gros pour prendre le virage.
Pourtant, on l’a vu lors de la crise de la Covid, certaines très grandes entreprises ont fait des choses incroyables : les innovations ont fusé de tous les coté. Des produits existants ont été hackés pour lutter contre le virus (ex. Décathlon et son masque de plongé transformé en respirateur). Certaines entreprises ont mis à disposition leurs capacités industrielles pour produire des solutions basiques mais nécessaires (ex. Faurecia produisant des masques ou LVMH du gel hydroalcoolique). Les exemples sont nombreux et dans la majorité des cas, les décisions ont été prises au plus haut niveau en quelques jours. On sait innover. On sait être rapide… Quand il y a le feu au lac !
Mais alors, en temps normal, lorsque l’on n’est pas au pied du mur, quels sont les freins ? A travers de nombreuses missions avec nos clients et grâce à de nombreux entretiens avec ceux-ci, nous avons identifié le triple défis que la majorité des entreprises, tous secteurs confondus, rencontre pour anticiper et façonner leur futur.
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Défi #1 : complexité et double convergence
Les grandes entreprises et leurs dirigeants – et en particulier leurs CEO – sont confrontés à une complexité sans précédent. Cette complexité est due à une double convergence. D’une part, une convergence au niveau sectoriel. Par exemple, le Future of Food n’est plus juste une question d’agro-alimentaire. Il est à la croisée de l’agro-alimentaire, certes, mais aussi de la pharma, de la logistique et de la livraison à la demande, de l’automatisation de la cuisine, des plateformes etc. D’autre part, une convergence au niveau des technologies sous-jacentes. Le Future of Food est aussi à la croisée d’un nombre croissant de sciences et de technologies, dans des disciplines extrêmement variées. Les sciences du vivant demeurent pertinentes, et même si certains sujets tels que la nutrition sont bien connus, il est devenu nécessaire d’aller bien au-delà – par exemple, en s’intéressant au gene editing. A cela, il faut ajouter les avancées majeures dans les matériaux (sustainability oblige !). Et bien sûr il faut aller jusqu’aux technologies numériques (avec par exemple la blockchain pour la traçabilité).
Cette double convergence aux niveaux sectoriel et scientifique & technologique rend le paysage incroyablement complexe et difficile à décrypter pour les entreprises et leurs dirigeants, car cela nécessite de sortir très largement de sa zone de confort – cela nécessite d’explorer l’inexploré.
Défi #2 : accélération
Le phénomène d’accélération des cycles a été largement discuté – y compris dans mon dernier livre et plusieurs articles que j’ai publié dans les colonnes de HBR France. Ce phénomène d’accélération est indéniable et il est de plus en plus rapide. Il faut bien comprendre ce dont il s’agit. Ou plutôt de ce dont il ne s’agit pas. On entend fréquemment dire que les technologies qui sous-tendent les grandes transformations sont développées de plus en plus vite. Il n’en est rien, et une analyse fine des temps de développement le montre clairement. En revanche, il existe une double accélération liée aux technologies.
D’une part, un nombre croissant des technologies sous-jacentes aux disruptions sont des technologies dites exponentielles. C’est-à-dire des technologies dont la performance croît de façon exponentielle – le corolaire étant que leur coût décroit de façon exponentielle. Il s’agit par exemple de la puissance de calcul des microprocesseurs qui double tous les 18 mois. Ces technologies exponentielles concernent une variété de domaines et ne se limitent pas au numérique. Le gene editing, évoqué comme exemple ci-dessus et qui était de la science-fiction il y a peu, est en passe de devenir la solution à la majorité des défis liés au Future of Food : rendre les graines plus résistantes à leur environnement, améliorer le goût ou la texture des aliments, apporter des bienfaits pour la santé ou l’environnement etc.
D’autre part, il existe une accélération au niveau des cycles d’adoption des technologies. Par exemple, le succès des vaccins à ARN messager va vraisemblablement accélérer l’adoption du gene editing. Et cette accélération de l’adoption est observée dans tous les domaines – pour le meilleur et pour le pire…
En résumé, non seulement les entreprises et leurs dirigeants sont confrontés à un brouillard technologique de plus en plus épais (la complexité dont nous parlions ci-dessus), mais en plus ce brouillard est terriblement mouvant. Cela rend les décisions risquées. Et donc, bien souvent, on ne décide pas – on refuse de voir.
Défi #3 : biais cognitifs et legacy
Le troisième défi à relever est le plus pernicieux et le plus difficile à relever car les entreprises doivent faire face à leur atout principal – à tout ce qui fait qu’elle excelle dans leur secteur.
Au niveau individuel, nous sommes tous confrontés à une variété de biais cognitifs intimement liés au fonctionnement du cerveau. Le neuroscientifique Karl Friston explique que le cerveau passe son temps à créer des modèles mentaux de la réalité. Une fois ces modèles mentaux en place, il devient extrêmement difficile de voir la réalité autrement qu’à travers ce prisme. La connaissance et l’expérience sont la source de ces biais cognitifs – qui sont donc encore plus accrus chez l’expert : plus on connait un secteur industriel ou une entreprise, moins on est susceptible de détecter les anomalies, ou les disruptions qui pourraient arriver de façon orthogonale, en particulier quand celle-ci viennent d’un environnement terriblement complexe et mouvant. Pour prendre un dernier exemple symptomatique lié au Future of Food, voici l’extrait d’un échange auquel j’ai assisté entre le Directeur Recherche & Innovation et un membre du COMEX d’un groupe agroalimentaire :
« nous devrions mettre un pied dans le la viande artificielle…
– Mais les consommateurs ne sont pas prêts pour cela ! ».
Au niveau collectif, i.e. au niveau de l’entreprise, ces biais relèvent de la legacy. Il peut s’agir d’une legacy organisationnelle, stratégique, humaine, industrielle etc. Toutes ces choses qui seraient difficiles à changer si l’on décidait de transformer son business. Toutes ces choses qui empêchent même, au fond, de penser librement et différemment. Alors que penser librement est un des premiers pas, sinon le premier, vers la transformation.
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Quand la vague de disruption a commencé à déferler sur l’ensemble des entreprises traditionnelles et dans tous les secteurs, sont apparues les directions innovation et autres innovation labs. Plus récemment, on a pris conscience que ces disruptions étaient bien souvent dues au digital. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les entreprises se sont alors dotées de direction de la transformation digitale et autres digital factories – qui ont d’ailleurs dans nombre de cas convergé avec les premières.
Mais aujourd’hui, on observe que les entreprises les plus avancées n’ont besoin ni de direction innovation, ni de direction de la transformation digitale pour faire face au triple défi exposé ci-dessus. Quand bien même la complexité mouvante, les entreprises ont besoin de dirigeants, et en particulier de CEO outillés pour bâtir des visions long terme, outillés pour naviguer avec agilité, outillés pour explorer de nouveau territoires et y détecter les anomalies. Car parmi ces anomalies, est en train de germer le business de demain. Et ce business, il devra être bâti en évitant les préconceptions. Et cela sera l’objet d’un prochain article.