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17 mars 2017, 10h27, je monte à pieds les trois étages pour rejoindre le bureau de Nicolas Tenzer rue de Varenne, car je sais que l’ascenseur est particulièrement exigu et je n’aime pas cela. Je me réjouis de l’échange que je vais avoir avec cet Archicube que je connais depuis 2010 – les tout débuts de l’aventure Presans. Ce qui nous avait rapproché ? L’expertise et les experts. Nicolas est l’auteur du rapport et du livre éponyme Quand la France Disparaît du Monde, qui traite de la stratégie de vente de l’expertise française dans le monde. Nous en avons longuement parlé. Bref, aujourd’hui, ce n’est pas de cela dont il s’agit. Nous allons parler de disruption en politique et d’Emmanuel Macron.

Nicolas, es-tu d’accord avec le constat qu’Emmanuel Macron séduit les entrepreneurs et les startupeurs ?

Au-delà de cela, le fondateur d’En Marche séduit toutes les personnes qui sont dans une aventure de création et qui déplorent le manque de reconnaissance envers ceux qui veulent bouger les lignes, dans quelque secteur que ce soit. En même temps, il apparaît comme une personnalité politique raisonnable et rassurante : il entend favoriser l’initiative, donner une pleine place à la liberté et légitimer la créativité, mais il ne propose pas une société anarchique. La création a aussi besoin d’un cadre et d’une stabilité des règles et de l’environnement économique et social.

Par ailleurs Emmanuel Macron s’inscrit dans une dynamique qui vise à dépasser les clivages politiques classiques qui, pour beaucoup, apparaissent simplistes et obsolètes, et, plus encore, une manière pour certains élus de protéger leurs territoires. Ensuite il a cherché à construire un programme collaboratif en partant du terrain, en s’appuyant notamment sur ceux qui font avancer la société. Il s’est aussi inscrit dans une perspective de changement profond de l’économie et de la société, mais là aussi de manière suffisamment raisonnable pour qu’on ne puisse pas l’accuser de favoriser une ubérisation de l’économie. Surtout, il entend dépasser l’horizon étriqué de l’Hexagone : la France est ouverte sur l’Europe et sur le monde et elle ne sera forte qu’en interaction avec les autres.

Enfin, la liberté. Emmanuel Macron souhaite favoriser les initiatives et en cela l’épanouissement des libertés, ce qui ne peut que séduire les entrepreneurs en France, pays où les contraintes, notamment pour les créateurs, l’emportent souvent sur les marges de manœuvre.

Il n’y a pas de clôture de sa pensée.

Impertinence Mode activated : le programme d’Emmanuel Macron est-il réellement participatif – ce qui serait un aspect disruptif – ou bien est-ce une couche de vernis ?

Portrait Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer

Ce n’est pas une couche de vernis, mais il faut par définition organiser le processus en vue de l’élaboration d’un programme cohérent. Il y a eu de véritables remontées du terrain ; en même temps, le programme a été repris et repensé par une petite équipe. Le vrai sujet, sera, une fois Emmanuel Macron élu – ce que j’espère –, de faire en sorte que l’élaboration et l’application du programme ne soient pas uniquement décidées « en haut ». Il faut mieux intégrer la société civile, et en particulier aussi ceux qui ne se sont pas exprimés spontanément dans le mouvement, et favoriser les processus de remontée du terrain, ce que les administrations centrales rechignent toujours à faire. J’ajoute l’un des points que j’avais mentionné dans ma lettre ouverte de soutien à Emmanuel Macron[1] : on ne peut pas se contenter d’un programme élitiste ; il faut être capable de prendre en compte cette partie de la population qui se trouve dans un état de déréliction totale. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra faire barrage au populisme, né en partie d’un sentiment de défiance envers le politique, et lutter contre les tendances au dualisme de notre société. Une partie aspire à l’air du large, est mobile, ouverte, tire pleinement profit de la globalisation, alors qu’une autre est tétanisée par la peur et ne songe qu’à se recroqueviller et ne voit tragiquement l’avenir que sous le signe du no future.

On a beaucoup reproché à Emmanuel Macron de ne pas avoir de programme, or, il me semble qu’il a été en mesure très tôt de présenter une vision intégrée avec de grandes lignes directrices. Que penses-tu de cela, Nicolas ?

Il a effectivement donné ces lignes directrices très clairement et clairement montré son attachement à des valeurs fortes – ouverture, tolérance, Europe, émancipation, intégration. Pourtant il semble parfois que certains ne perçoivent pas encore bien cette vision intégrée. Il est déterminant que le vote pour Emmanuel Macron ne soit pas négatif ou par défaut, mais repose sur une adhésion claire. Nous devons travailler encore cela et le montrer – ce que j’avais tenté de faire dans ma lettre. L’enjeu pour Emmanuel Macron sera de réconcilier trois dimensions : la vision « macro » (ce qui est la tendance de toute équipe de campagne) ; le « micro » (quelles sont les préoccupations des citoyens des différentes catégories) ; la vision et la philosophie d’ensemble (les principes, les valeurs et le positionnement) qui permettront de comprendre que son dépassement du clivage gauche-droite n’est pas rhétorique et un facteur de dépolitisation, mais au contraire nécessaire dans la perspective d’affirmation de ces valeurs premières. On le voit clairement avec l’Europe et les lignes directrices de sa politique extérieure (notamment quand il dit fortement et justement que la Russie de Poutine et nous n’avons pas les mêmes valeurs), mais il faut encore aller plus loin.

Parlons maintenant de la valeur du travail et des formes actuelles d’organisations. Selon toi, pourquoi le travail est-il perçu par beaucoup comme une contrainte plutôt que le moyen de se développer ?

Pour beaucoup, on travaille par nécessité. Cela peut se comprendre car en raison tant de la pénibilité physique que du manque de stimulation intellectuelle – travail répétitif ‑, certaines professions n’apportent pas de valeur – autres que la rémunération – à ceux qui les exercent. C’est une réalité qui pose de plus en plus de problèmes car elle entraîne une insatisfaction majeure pour ces personnes et tend à rendre vain l’espoir d’un progrès social. Ce seul fait peut aussi engendrer une grande frustration politique. Si le travail n’est plus un lieu de réalisation ou d’épanouissement, comme l’écrit Hannah Arendt dans Condition de l’Homme Moderne, et qu’en plus le travail ne permet plus à une partie de la population de vivre suffisamment décemment, cela créé une pesanteur sociale importante qui peut aller jusqu’à la volonté – sans espoir d’ailleurs ‑ de casser le système.

Le vrai sujet dans la transformation de nos sociétés est alors de faire en sorte que le plus grand nombre possible puisse trouver une forme de joie et de réalisation dans leur travail, qu’il soit d’ailleurs manuel ou intellectuel. Beaucoup ont écrit que les formes d’organisations rigides et bureaucratiques (les grandes entreprises ou les grandes administrations publiques) sont probablement des freins très profonds à cette valorisation du travail. Il existe un manque de liberté, de capacité de prises d’initiatives, et une prime à la promotion réservée à ce conformisme, beaucoup plus qu’à la capacité d’innovation !

Les organisations pyramidales et cloisonnées dans lesquelles on trouve beaucoup de petits chefs et un mépris social pour les subordonnés sont absolument catastrophiques.

Nicolas, penses-tu qu’Emmanuel Macron soit disruptif ? Sur le fond ? Sur la forme ?

Il ne l’est pas, et il l’est, et il est important d’être les deux.

Emmanuel Macron n’est pas disruptif car il ramène du sens commun dans le débat public : une société harmonieuse et juste ne peut être produite par un ultralibéralisme qui vise à tout déréguler et elle ne peut l’être davantage par le dirigisme. Il faut libérer les énergies tout en ayant des mécanismes de solidarité. Je pense qu’Emmanuel Macron a trouvé un point d’équilibre. Un homme politique ne peut être dans la négation et la destruction, mais dans la construction, et c’est pour cela qu’il a, dès le début, insisté avec force sur son engagement européen. C’est pour cette raison aussi qu’il faut lutter contre les extrêmes et les visions simplistes du monde. Emmanuel Macron est raisonnable, par opposition à Marine le Pen ou Jean-Luc Mélenchon qui sont certes en position de rupture, mais une rupture synonyme de cassure et d’effondrement. Disruption ne doit pas être synonyme de tout casser.

En même temps, Emmanuel Macron est disruptif par rapport aux partis traditionnels et à leurs clientèles : il s’inscrit contre les partis tels qu’ils existent en voulant dépasser les clivages gauche-droite. Il est à la fois dans le système qu’il connaît de l’intérieur et qui ne le satisfait pas ; et en même temps, il a identifié les dysfonctionnements majeurs de ce système. Par exemple, Emmanuel Macron souhaite mettre fin à l’existence des grands corps car c’est un système inégalitaire, injuste et non transparent qui produit de la reproduction et du conformisme.

Les partis actuels sont sans cohérence ; ils ne représentent plus rien ; ils n’ont plus aucune unité et ils bloquent le système en voulant cacher leurs divisions. En opposition à ce système infertile, Emmanuel Macron, en indépendant, propose de construire autre chose et il a eu le courage d’engager une rupture. Certains, à l’époque où Dominique Strauss-Kahn s’était présenté à la primaire socialiste (2006-2007), beaucoup espéraient que celui-ci se présenterait en dehors du Parti socialiste. Il n’en a pas eu la volonté à ce moment-là et, indépendamment des affaires qui ont surgi par la suite, cela est apparu comme une occasion gâchée.

Emmanuel Macron, pour la première fois, vise à complètement recomposer la scène politique en mettant hors-jeu les partis traditionnels de gauche et de droite. D’une certaine manière, ils devraient l’en remercier. Et en ce sens, Emmanuel Macron est justement disruptif.

Nicolas, comme tu le sais, je m’intéresse aux nouvelles formes d’organisation. L’analyse que je suis en train de conduire me fait penser que la notion d’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui est en train de changer. Je parle d’organisations ouvertes. Penses-tu que ces évolutions vont aussi toucher l’Etat ?

Oui, mais ce sera difficile. Avec Bernard Cieutat, j’ai publié un rapport officiel au gouvernement[2] il y a 17 ans dans lequel je recommandais notamment qu’un tiers des dirigeants de chaque ministère ne viennent pas du ministère en question et proposais un système de recrutement transparent pour les postes de direction d’administration centrale. Favoriser la mobilité interministérielle me paraît en effet essentiel. Il faut supprimer le conformisme qui est lié à l’avantage en termes de carrière à ceux qui sont « conformes » ou « obéissants ». Je souhaite qu’on introduise plus de liberté dans la fonction publique, y compris de critique et d’alerte avant que la décision ne soit pas prise. Une mobilité régulière entre le monde de la fonction publique et celui de la recherche serait aussi bénéfique pour l’un et l’autre. Aujourd’hui, les personnes un peu innovantes dans les cabinets ministériels et les administrations se font en général entraver.

Enfin, je vois parfois un certain mépris social du sommet de l’administration envers ceux qui sont sur le terrain, et cela tue à la fois l’innovation, la connaissance et l’efficacité. La tête aurait beaucoup à apprendre de la base lors de la phase d’élaboration des stratégies publiques et bien sûr de mise en œuvre. Lorsque j’étais chef de service au Plan, je me suis aperçu que les principaux blocages ne venaient pas uniquement de quelques syndicats, mais aussi de certains directeurs des administrations centrales et des grands corps. Il faut rompre avec cette coupure entre des fragments de l’administration qui ne parviennent plus à communiquer.

Dernière question : qui sont tes héros ?

Marc-Aurèle m’a beaucoup inspiré par sa position, son mode de vie et la dualité de son engagement. C’était un homme d’action éclairé et un penseur qui avait une intériorité profonde qu’il exprimait de façon magnifique et c’était un empereur qui faisait son travail d’empereur, y compris en faisant la guerre. Je pourrais citer aussi Machiavel aux leçons duquel j’ai consacré un livre[3]. Il est caricaturé comme le défenseur du mal, mais il est d’abord le grand penseur de l’équilibre en politique. Il était un libéral avant l’heure. Et comment ne pas citer aussi Spinoza, Arendt, Locke, mais aussi Pergolèse, Bach et Schumann et tant d’autres sans lesquels ma vie n’aurait pas été la même.

Nicolas, un grand merci, ce fut un plaisir d’échanger avec toi une nouvelle fois !

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[1] 4 valeurs absolues pour lesquelles j’appelle à soutenir Emmanuel Macron, Le Huffington Post, 12 mars 2017.
[2] Fonctions publiques : enjeux et stratégie pour le renouvellement, La Documentation française, 2000.
[3] Le tombeau de Machiavel. De la corruption intellectuelle de la politique, Flammarion, 1997.

A propos de Nicolas Tenzer

Nicolas_Tenzer_Disruption_Politique_Presans_2Nicolas Tenzer, haut fonctionnaire et intellectuel, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm et de l’ENA, a été notamment chef de service au Commissariat général du Plan et rapporteur à la Cour des comptes. Président d’honneur d’Initiative pour le développement de l’expertise française à l’international et en Europe (IDEFIE) et directeur de la revue Le Banquet, il est l’auteur de trois rapports officiels au gouvernement, dont un sur la fonction publique et deux sur l’organisation et la stratégie internationales de la France. Il est l’auteur de 21 ouvrages, dont France : la réforme impossible ? (Flammarion, 2004) (qui comporte un long chapitre sur la réforme du Plan), Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le monde à l’horizon 2030 (Perrin, 2011), La fin du malheur français ? (Stock, 2011) et La France a besoin des autres (Flammarion, 2012). Il enseigne aussi dans de nombreuses grandes écoles et universités en France et à l’étranger.

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