Article basé sur un entretien réalisé le 22 février 2017.
Si vous suivez l’actualité de Presans, vous connaissez déjà Vincent Champain, l’un des intervenants lors de notre dernier Raout. Il dirige la Fonderie digitale de GE à Paris, créée il y a bientôt un an. Il intervient par ailleurs dans le débat public en tant que Président de l’Observatoire du long terme (faut-il taxer les robots?), think tank dédié aux enjeux de long terme.
Quand on lui demande qui sont ses héros, il cite trois noms : Ada Lovelace, considérée par certains comme la pionnière de la programmation, Alan Turing, cryptographe en temps de guerre et contributeur germinal à l’informatique théorique, et Nikola Tesla, grand inventeur et excentrique rival d’Edison. Le genre de noms que portent aussi les salles de travail de la Fonderie — celle où notre entretien se déroula est la salle Kolmogorov. Des noms qui résonnent aussi avec le parcours de Vincent, qui acheta son premier ordinateur à l’âge de quatorze ans … en vendant un logiciel qu’il avait écrit sur l’ordinateur des voisins, et étudia par la suite l’informatique théorique. Il note que dans les années 1980, les utilisateurs de l’informatique étaient souvent aussi des créateurs (à des degrés variables, mais la majorité des propriétaires de micro-ordinateurs avaient au moins écrit une ligne de code), contrairement à ce que nous connaissons aujourd’hui, où tout le monde utilise l’informatique de façon atus passive, sans être créateur. C’est en partie liée à la complexité des environnements de développement (plus puissantes, mais plus complexe que ne l’était l’utilisation du « Basic » par exemple). Les plateformes comme Predix favoriseront selon lui un retour à une plus grande créativité des utilisateurs – permettant ainsi de « décentraliser » à nouveau la production d’applications (au moins pour les plus simples d’entre elles).
L’informatique théorique est, quant à elle, incontournable dans le domaine des sciences de la donnée. Un projet récemment mené à bien pour le compte d’un client de Predix illustre ce point à merveille : il s’agit d’une entreprise utilisant des tubes métalliques pour faire des produits. “Les tubes utilisés comme matière première ont une longueur donnée. L’entreprise va devoir couper ensuite des morceaux de taille variable, ce qui produire des chutes trop petites pour être utilisées. Les chutes étaient jusqu’ici minimisées en utilisant des heuristiques, c’est-à-dire des méthodes basées sur l’expérience qui réduisaient un peu le niveau de déchet, sans être optimales. Trouver une solution réellement optimale est un problème très difficile – il fallait explorer un nombre de solution plus grand que le nombre d’atomes dans l’univers. En une vingtaine de jours, nos datascientists ont développé une application qui optimise la découpe et génère un gain de 5% par rapport aux méthodes qui étaient utilisées, ce qui est très substantiel compte tenu du faible niveau des marges dans l’industrie. Le plus impressionnant, c’est que cette application est sur le cloud et rien n’empêche l’entreprise pour laquelle nous l’avons développée de l’utiliser dans des milliers de sites de centaines de pays à la fois, d’appliquer cette méthode à d’autres domaines, ou de l’utiliser pour proposer un nouveau service à ses clients.”
Et Nikola Tesla dans tout cela? Un héros de la créativité, un touche-à-tout, qui a apporté des solutions dans un grand nombre de domaines différents, en mobilisant sur un secteur des compétences empruntées dans un autre domaine. “C’est ce qu’on essaye de faire avec la Fonderie : amener des solutions à des problèmes industriels impliquant des compresseurs, des moteurs d’avions, des réseaux électriques, des ascenseurs, des chaudières, des machines à fabriquer des saucisses… la liste est longue. Là où nous pouvons vraiment faire une différence, c’est sur tous ceux qui ont des actifs ou des processus critiques, c’est-à-dire des actifs ou des processus qui font perdre beaucoup d’argent s’ils fonctionnent imparfaitement ou s’ils tombent en panne au mauvais moment. Cela va des moteurs d’avions et des centrales électriques jusqu’aux chaudières d’immeubles ou aux ascenseurs.”
La Fonderie a reçu plus de 1000 visiteurs de 300 entreprises depuis septembre 2016, ce qui confirme à la fois l’intérêt suscité par le concept de transformation numériques dans l’industrie, et les outils et méthodes proposée. Elle compte actuellement une centaine de personnes avec un recrutement axé sur la compétence et sur la diversité : les femmes représentent 44% de l’équipe de développement informatique. « Pour y arriver nous n’avons pas une seule fois transigé sur l’excellence. En revanche nous avons beaucoup travaillé pour nous rendre visible de tous les candidats alors que 95% des candidatures spontanées étaient des hommes ! » note Vincent.
La question posée aux entreprises par la transformation digitale est selon Champain celle-ci : comment tirer les bénéfices du digital pour améliorer la performance des produits et des processus industriels ? Pour cela il faut d’abord connecter ses machines ou exploiter les données existantes pour générer des données, il faut ensuite « trouver l’aiguille de valeur dans les bottes de donnée » – c’est le travail des datascientists – et, enfin, développer l’application qui automatise l’extraction de valeur des données industrielles. La tâche est vaste, et se traduit généralement par un grand nombre de projets sur des domaines qui peuvent, même dans une entreprise, être très éloignés les uns des autres. L’expertises industrielle est très importante, mais l’agilité et la vitesse ne le sont pas moins : c’est le “paradoxe de Tobrouk” : “un intellectuel assis va moins loin qu’une brute qui marche” (Michel Audiart, Un Taxi pour Tobrouk).
La capacité à commencer, à apprendre en faisant peut être plus importante que l’expertise pure. De même, la capacité à tout planifier et tout décider est affaiblie par le peu de maturité des technologies et des organisations. Il existe également des différences profondes entre l’Internet industriel et l’Internet grand public. Dans le domaine industriel, la machine ou le processus peuvent être modélisés : les datascientists sont autant experts en physique qu’en mathématique. A l’inverse, les datascientists sur données consommateurs ne cherchent pas à créer un « double numérique » du consommateur, et vont plus souvent recourir à des méthodes « boîte noire », comme les réseaux de neurones, qui permettent de prévoir une comportement sans que personne ne sache ce qui se passe vraiment dans cette boîte. Enfin, la dernière clé de la réussite réside dans l’appartenance à l’écosystème le plus large, le plus profond et le plus varié possible : “Le pari de GE est de créer un système ouvert dans lequel des clients, des partenaires et des académiques travaillent avec nous. GE possède par ailleurs le pool de data scientists industriels le plus important au monde avec 400 personnes, mais nous voulons, en plus, y adjoindre l’écosystème industriel le meilleur et le plus large au monde. »
Wanted: Smart humans The reality is that AI is still heavily-reliant upon smart, willing and trained humans in order https://t.co/Tyk44kSns2
— Vincent Champain (@vchampain) February 23, 2017
S’agissant de la notion de plateforme, Vincent Champain estime qu’il convient de distinguer entre les plateformes comme Facebook, et les plateformes de développement comme Predix (20 000 développeurs dans le monde industriel). Les premières proposent un service de mise en relation, les secondes fournissent de manière ouverte des outils que chacun peut utiliser pour construire ses propres solutions. « Le modèle de Predix est l’inverse de celui des plateformes web. Ces dernières offrent un service gratuit mais se payent en valorisant vos propres données. Predix offre un service au coût optimisé mais payant, qui vous permet de garder pour vous l’intégralité de la propriété et de la valeur de vos données. » Vincent souligne enfin l’importance du design et du design thinking pour coordonner des points de vue multiples et complexes et faire émerger les vraies innovations, c’est-à-dire celles qui consistent à faire des choses que l’on n’aurait même pas pu imaginer avec des technologies plus anciennes. La simplicité, la rapidité d’utilisation et l’élégance sont des facteurs clés dès lors que les applications se multiplient, avec le risque de saturer les capacités de traitement des informations des utilisateurs si le design n’est pas ce qu’il doit être : élégant, c’est-à-dire à la fois simple, efficace et agréable à utiliser.
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