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Il y a quelques jours, je mettais de l'ordre dans le grenier de mes parents et je suis tombé sur le texte ci-dessous. C'est une de mes dissertations de philosophie. Rédigée il y a exactement 20 ans, jour pour jour, alors que j'avais 17 ans. Le progrès est à l'innovation, ce que le Je est au Moi.

 

J’ai changé! Une phrase qui semble anodine, mais si nous l’observons de plus près, elle apparaît alors comme paradoxale : si j’avais réellement changé, dans mon intégralité, je ne pourrais pas m’en rendre compte, je ne pourrais pas relier ces changements à l’unité, à la présence d’un Je. Ce paradoxe peut mener à se poser la question suivante : comment ce fait-il qu’en dépit du temps je demeure le même ? Avant de commencer une étude approfondie de cette question, il serait bon de définir certains termes nécessaires à une bonne compréhension de celle-ci. Les deux mots importants sont temps et Je. Le temps se définit tout d’une part comme un milieu indéfini, analogue à l’espace, dans lequel les événements se déroulent. Il se définit d’autre part comme le temps qui passe, qui provoque des changements irréversibles, et qui transforme le présent en passé. Il est clair que dans notre étude, il s’agira de cette seconde définition. Par ailleurs, le Je se définit ordinairement comme le pronom personnel de la première personne du singulier. Dans notre analyse, il s’agira du principe auquel l’individu rapporte ses états, ses actes et ses décisions. Cette définition est relativement succincte, mais nous aurons largement l’occasion de la développer.

Le problème philosophique posé par cette question est de savoir si, malgré les transformations apportées par le temps, il y a identité de la personne, ou si la persistance du Je est uniquement verbale. L’enjeu de cette étude est de voir que malgré le temps qui passe il existe bien une identité du Je qui n’est pas uniquement grammaticale. Pour que notre étude soit méthodique, nous tenterons de répondre successivement à ces trois questions : que transforme le temps ? Que sont le Je et le Moi ? Que devient le Je face aux changements apportés par le temps ?

 

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« Qu’est ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus », c’est ce qu’écrit Saint Augustin dans Les Confessions. Le temps transforme le présent en passé, et il est irréversible, contrairement à l’espace qui est réversible : je peux faire le trajet Dole-Paris aussi bien que le trajet Paris-Dole, alors que l’on ne peut pas retourner dans le passé. Tous les changements apportés par le temps sont irréversibles. « On ne saurait se baigner deux fois dans le même fleuve » pensait Héraclite. Tout d’abord, le temps modifie la matière, et plus précisément en ce qui concerne l’homme il transforme le physique. Il est inutile de détailler ceci, en effet tout le monde a déjà remarqué que le temps fait vieillir et que ceci se traduit par de nombreuses modifications physiques qui sont irréversibles. Le temps entraîne aussi des modifications en ce qui concerne la personnalité de quelqu’un. En effet, au cours des années, en fonction de nombreux paramètres, on change d’opinion, d’avis, de sentiments. Donc si le temps modifie et le physique et le caractère d’une personne, il la modifie alors dans son intégralité.

Cependant n’y a-t-il pas quelque chose de constant chez l’homme ? N’y a-t-il pas quelque chose que le temps ne saurait modifier ? Du point de vue physique, il y a des constantes. Tout d’abord au niveau biologique : l’empreinte génétique et les neurones restent les mêmes toute la vie. Et plus au niveau de ce qui est visible, des traits du visage ne changent jamais, sinon comment reconnaîtrions-nous quelqu’un que nous n’avons pas vu depuis des années ? Nous le reconnaissons bien qu’il se soit laissé pousser la barbe et qu’il ait un peu vieilli. Il en va de même pour la personnalité, en effet elle comporte aussi des constantes qui ne sont pas atteintes par le temps qui passe et qui transforme tout.

Résumons-nous, bien que le temps qui passe transforme et modifie tout, le physique et la personnalité, il reste toujours des constantes. Les changements affectent plus particulièrement le Moi, et le Je effectue la synthèse de ceci. Mais avant d’établir le Moi et le Je face aux changements, tentons de définir correctement ces deux notions.

 

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Tout d’abord, intéressons-nous aux définitions du Moi et du Je. Ces définitions sont assez similaires : le Moi est soumis à des changements, alors que le Je demeure constant. Le Je est une réalité permanente, il est le support de tous nos états, sauf dans le cas de certaines maladies (dédoublement de personnalité…). Le Je est unique et immuable, tandis que le Moi est sujet à de multiples changements, et c’est le Je qui a conscience du Moi. D’ailleurs W. James déclare dans Précis de philosophie qu’en « même temps que je pense, j’ai plus ou moins conscience de Moi, si bien que ma personnalité totale est comme double, étant à la fois le sujet connaissant et l’objet connu ». Pour certaines philosophies, les définitions de ces deux termes s’inversent, par exemple pour l’abbé Brémond, critique littéraire et historien, le Je est l’expression de la conscience superficielle alors que le Moi est l’âme profonde. Mais ce qui est généralement admis, c’est que le Moi est du domaine psychologique, il est le siège des sentiments, des passions, des pulsions, il est donc susceptible de changer, il est donc empirique. Le Moi est caractéristique d’une personne. Alors que le Je désigne la conscience de soi, il ne nous renseigne pas sur le Moi, il est une fonction de liaison et de synthèse de mes représentations et de mes connaissances. Mais ce Moi et ce Je sont-ils réalité ou fiction verbale ? Effectivement, le libellé présuppose le fait que le Je ne change pas malgré le temps qui passe, mais demeure-t-il réellement ? Cette notion de Je n’est pas une réalité identifiable, elle ne renvoie ni à des données palpables, ni à une abstraction. Le Je n’est-il pas un abus de langage qui crée de faux problèmes philosophiques ? L’identité subjective existe-t-elle ? Qu’on en commun un vieillard de 90 ans et le jeune homme qu’il était autre fois ? L’identité du Je a-t-elle malgré les nombreuses modifications du Moi, ou bien est-ce une simple identité grammaticale du pronom « Je » ? Il semblerait tout de même qu’il y a bien une identité autre que grammaticale qui subsiste.

Où peut-on situer le Je, est-il toujours au-delà de nos états, de nos sentiments ? Nulle part ?

Etudions maintenant, la notion d’individu pour nous aider dans notre recherche; c’est une entité qui possède une unité (l’étymologie d’individu est individuus qui signifie indivisible). L’individu ne peut être divisé sans perdre sa nature : si nous coupons un chat en deux, nous n’aurons pas deux chats, mais deux moitiés de chat mort, donc zéro chat, alors que si l’on casse une bûche en deux, on obtient deux bûches. Un individu cesse d’être si l’unité est rompue. Il est possible aussi de penser à l’idée de personne pour enrichir notre étude. Le christianisme prône l’immortalité de l’âme. Ceci est fondé sur le fait que l’identité du sujet persiste au cours du temps malgré les changements qui l’affectent. Mais ceci pose un problème. Qui est ce Moi dont toute personne est assurée qu’il existe ? Premièrement je suis un corps, mais ce corps change et pourtant je reste le même. Je suis aussi une certaine personnalité, avec un caractère qui m’est propre, mais ces traits psychologiques changent aussi, et pourtant Je suis toujours Moi. J’ai conscience de mon identité. C’est certain et insaisissable. D’ailleurs Blaise Pascal s’est déjà posé ces questions concernant la persistance de Je malgré les changements du Moi. En effet, il pose la question dans Les Pensées dans ces termes : « Qu’est ce que le Moi ? Celui qui aime quelqu’un à cause sa beauté, l’aime-t-il ? Non car la petite vérole qui tuera la beauté, sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même ». Donc, qui est ce Moi ? Est-il à la fois le corps et la personnalité, ou bien ni l’un ni l’autre ?

Enfin, étudions ce que représente Je envers autrui. Tout d’abord, retenons le fait que Je m’engage, je prends des décisions pour le futur. En effet, le Je transcende le temps et l’espace, je peux m’engager pour : le futur alors que je ne sais pas de quoi il sera fait. Mais ce n’est pas tout. Je reconnais mes actes ; c’est ici un problème de responsabilité (du latin respondere. qui signifie répondre}, c’est à dire que je suis capable de répondre de mes actes.

Résumons nous, le Moi est psychologique, il est changeant, et il est caractéristique d’une personne. Le Je effectue un travail de synthèse, il est un principe de cohésion et de cohérence. Remarquons aussi que le Je n‘est pas présent depuis la naissance, mais dès lors que l’enfant dit Je, il ne reviendra plus jamais en arrière et il a maintenant conscience de lui-même, de son Moi. C’est d’ailleurs ce que souligne Kant dans Anthropologie du point de vue pragmatique ; effectivement, il déclare que « lorsqu’il commence à dire Je, une nouvelle lumière semble en quelque sorte l’éclairer (…). Auparavant, il se sentait simplement. Maintenant, il se pense ». Donc malgré la diversité de ses pensées, chacun peut s’en reconnaître l’auteur, et de les juger, car la conscience les accompagne. Enfin le Je est capable de transcender le temps et l’espace. Nous allons maintenant voir comment ce Je peut persister lace aux changement apportés par le temps.

 

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En effet, ce Je qui semble persister malgré le temps qui passe, n’est-il qu’un abus de largage, ou y a-t-il bien une identité de la personne ? Tout d‘abord, intéressons-nous à la phrase suivante : j’ai changé. Une phrase simple qui n’est pas problématique, du moins en apparence. D’une part, en disant ceci, j’affirme l’évolution de ma personne et d’autre part, malgré tout, je rapporte tous ces changements à la même personne, au même Je. Ceci est paradoxal, si effectivement j’avais entièrement changé, je ne pourrais pas faire la liaison entre « l’ancien » et le « nouveau » Moi, je ne pourrais pas affirmer la présence de ce Je qui persiste. Le Je est conscient des changements du Moi, il les enveloppe, il est au-delà de ces changements, il les transcende.

C’est déjà au niveau de l’organisme que l’on peut découvrir l’unité du Je. Effectivement, l’organisme est une unité, et il est continu, et nous avons une intuition clair de l’unité fondamentale de notre être. Comme nous l’avons vu, un individu est une unité, et si l’unité est rompue, l’individu cesse d’être (rappelons-nous l’histoire du chat coupé en deux). Donc, nous avons conscience de l’unité de notre corps. Et cette conscience de l’unité corporelle peut aller même au-delà de l’intégralité du corps, par exemple l’unijambiste peut avoir l’impression que sa jambe manquante le gratte ! Mais cette unité persistante est aussi due à la conscience, c’est ce à quoi nous allons maintenant nous intéresser.

Tout d’abord, étudions le Cogito de Descartes. Ce dernier déclare dans le Discours de la Méthode qu’en « remarquant la vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assuré que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler ». En essayant de remettre en doute ce principe, on ne fait que le confirmer : si je doute, je pense et « je pense, donc je suis ». Descartes réussi à sortir du doute grâce au doute. Ce principe nous montre que l’expérience de la pensée est la marque absolue de l’existence d’un sujet, d’un sujet pensant. Le Cogito affirme l’existence (le Je Suis est répété de nombreuses fois dans la suite du discours, après cette vérité), et démontre que toute personne possède une conscience et peut à tout moment la mettre en évidence. C’est cette conscience qui permet à une personne de garder son identité, car c’est justement celle-ci qui se rend compte de ces changements apporté par le temps.

Après le Cogito de Descartes, étudions le Cogito kantien. Nous avons vu qu’avec le cogito ergo sum, il existait un sujet pensant. Mais le sujet de ce Cogito est-il substance, ou bien une fonction de synthèse qui ordonne mes représentations et qui a conscience des changements du Moi ? Pour Kant, « das Ich Denke muß alle meine Vorstellungen begleiten konnen », c’est à dire, « le Je Pense doit pouvoir accompagner chacune de mes représentations » (Critique de la raison pure). En d’autres termes, la conscience accompagne toujours mes perceptions (odeur, images…), et ce, même si elles n’ont aucun lien logique entre elles. Mais ceci ne signifie nullement qu’il y ait une substance qui soit le support de ce Je, que Kant appelle transcendantal. Nous avons parlé plusieurs fois de conscience ; regardons de plus près de quoi il s’agit. La conscience peut se définir comme la connaissance plus ou moins clair qu’à l’homme de ses états, de ses pensées, de lui même. Donc c’est la conscience qui effectue un travail de synthèse, qui établit un lien entre toutes les représentations du Moi. D’autre part, le sujet à conscience de lui même, de ces changements, d’autrui, de l’univers. D’ailleurs, Hubert Reeves déclare dans Patience dans l’azure, qu’ « à travers l’homme, l’univers prend conscience de lui-même ». La conscience est transcendantale, car elle est au-delà du Moi, d’autrui, et de l’univers.

Résumons-nous : le Je reste constant face aux changements apportés par le temps, et ce, tout d’abord grâce à l’unité de l’organisme, qui ne fait aucun doute. Mais il persiste aussi grâce à la conscience que nous avons de nous même.

 

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Nous avons pu voir que le temps qui passe transforme tout, et malgré ceci, malgré les modifications du Moi, je demeure le même. Et ceci essentiellement grâce à la conscience. La persistance du Je n’est donc pas uniquement verbale ; il ne s’agit donc pas d’un faux problème philosophique fondé sur un abus de langage. A. Kojevc déclare que « l’homme est conscience de soi ». En effet c’est grâce à cette conscience que l’homme « s’élève infiniment (…) au dessus de toutes les autres créatures qui vivent sur terre » (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique). C’est à cause de cette conscience que nous pouvons effectuer la synthèse de toutes nos représentations, que nous pouvons faire la liaison entre ce que nous sommes actuellement et ce que nous étions.

 

Albert Meige, 24 mars 1996, dissertation de philosophie.

 

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