Le temps passé chez Presans, notamment entre 2017 et 2019, m’a permis de mûrir quelques réflexions sur l’avenir de la fiction, dont je partage ici trois axes de questionnement. Je voudrais noter que ces réflexions portent notamment la marque de mes échanges avec Albert concernant Houellebecq et les dystopies littéraires, qui commencent il y a bien dix ans si l’on prend en compte nos premières discussions informelles autour du thème de l’apoptose.

 

1. Des personnages non houellebecquiens

Dès les années 1990, Houellebecq est attentif aux écrivains créateurs de nouveaux mythes fondateurs centrés sur le thème de l’horreur du monde. Il suggère, de manière originale, que la matière de ces nouveaux mythes pourrait, en principe, accueillir des personnages héroïques capables de générer une grande énergie morale. Lui-même n’a cependant pas exploré cette possibilité de récits mettant en scène une humanité cohésive confrontée à une désintégration fantastique du monde. Le thème de Houellebecq est plutôt la désintégration humaine dans un monde dénué de fantastique, où ont parfois lieu des tentatives technologiques et religieuses pour surmonter le désenchantement.

L’auteur ne se confond pas avec ses personnages, et il semble que Houellebecq soit devenu, avec le temps, le prophète d’un certain renouveau anthropologique. Mais un prophète qui saurait qu’il ne verra pas la terre promise.

 

2. Etrangeté de la matière du monde

Pendant de longues décennies l’Occident a vécu dans l’illusion de la fin de l’histoire, et cette illusion est loin d’être morte puisque nous faisons tout pour la maintenir en vie. C’est l’illusion centrale, celle par laquelle notre système se perpétue, crise après crise. Crises à l’ombre desquelles s’élaborent aussi des systèmes alternatifs.

Le sentiment de vivre dans la post-histoire est lié à la stagnation culturelle notée par Jaron Lanier il y a une dizaine d’années, mais rien n’a changé depuis. Notre système n’arrive plus à bien digérer les événements, car ils vont trop vite pour lui. Une solution est d’adorer l’accélération technologique pour l’accélération technologique, comme je le notais en 2017. Mais “le fait de l’accélération du progrès technologique ne livre pas de certitude sur l’orientation de cette accélération.” Une approche plus pertinente et moins épuisante serait de d’abord chercher un point de vue à partir duquel ce qui se passe actuellement peut être inscrit dans d’imperturbables cycles de longue durée. Houellebecq tirait une formidable énergie pessimiste de ce type de mise en perspective.

Si une analogie m’était permise, notre système serait comme une personne entrant dans l’étape de négociation au sein d’un processus de deuil qui comprend selon Kübler et Ross cinq étapes : le déni, la colère, la négociation, la dépression, l’acceptation. Mais toutes sortes d’analogies avec des situations de pathologie mentale, plus ou moins judicieuses, seraient possibles ici, et nombre d’entre elles ont déjà été faites. Ce qui a de l’avenir, ce sont les startups de produits psychédéliques et de casques BCI.

Libre à chacun d’explorer les perspectives alternatives, les mondes étranges qui surgissent dans notre champ de vision lorsque la musique s’interrompt. Et de décider, dans ces moments, si c’est le monde, ou lui-même, qui est fou. La seule question est celle de savoir ce qui va maximiser notre énergie. 

 

3. Les réseaux sociaux, vecteurs de fictions artificielles ?

Chacun voit aujourd’hui que les réseaux sociaux constituent et constitueront à l’avenir le facteur technologique déterminant des guerres de croyances. Dans l’espace de ces guerres de croyances, la fiction sera un instrument de choix pour surmonter le deuil des illusions de notre temps. Mais cet instrument peut avoir d’autres usages.

Les réseaux sociaux continuent d’évoluer sur le plan technologique. L’apparente stabilité des positions établies pourrait être trompeuse face à de nouveaux chamboulements de nature politique ou technologique. Les fictions constituent de ce point de vue un support de construction de réseau social parmi d’autres, qu’il s’agisse d’agréger des évaluations à grande échelle ou au contraire de constituer des clubs de lecture à taille humaine. Un problème d’organisation de l’information parmi d’autres ? Aussi bien Amazon que Google avaient, il y a déjà longtemps, attaqué le problème du catalogue de livres total. Quelles sont les conséquences de la mise à disposition de tout internaute d’une énorme masse de textes ? Une disruption peut-elle encore surgir de ce côté ? Voilà des questions qui conduisent certes bien au-delà de la question de l’avenir de la fiction, car les textes qui ont le plus d’impact ne relèvent justement pas de la catégorie de la fiction.

Je terminerais cette liste d’interrogations en attirant l’attention sur un processus en cours à suivre de près : la génération de textes par des intelligences artificielles, dont le fonctionnement implique une capacité d’évaluation de textes. L’arsenalisaton du grand catalogue ne fait que commencer.