Introduction
Le secteur du nucléaire en Occident se situe actuellement quelque part entre le combat d’arrière-garde et la préparation de conquêtes encore distantes dans le futur. Si renaissance du nucléaire il y aura, elle sera plus ardue et tardera davantage qu’initialement espéré par certains à l’aube des années 2000. Cependant, deux facteurs permettent de penser que le nucléaire possède en réalité un avenir prometteur.
Le premier de ces facteurs est l’innovation technologique. Nous en parlons spécifiquement dans notre article : L’avenir du nucléaire est ouvert. Le second facteur, qui nous intéresse plus spécifiquement ici, est celui de la globalisation, entendue d’abord comme globalisation des marchés. Dans quelle mesure et à quelles conditions les acteurs du nucléaire peuvent-ils encore espérer trouver de nouveaux espaces de développement hors de leurs périmètres natifs ? “Encore”, car la question ne date pas d’aujourd’hui : le nucléaire s’est déjà beaucoup globalisé ces dernières trente années. Mais l’évolution du contexte international ne peut que conduire à son réexamen, en cherchant à l’intégrer dans le cadre d’une réflexion systémique. La question est au fond celle de savoir si stratégie d’innovation technologique et globalisation font bon ménage.
1. Dès l’origine, un marché international de l’indépendance énergétique
La construction du parc électronucléaire français s’achève lors des années 1990, au terme d’un effort s’étendant sur une trentaine d’années1, et au cours duquel une technologie sous licence américaine2 est progressivement francisée. L’ambition est d’exporter ce nouveau savoir-faire, auréolé du succès du vaste programme de construction français. Parmi les relations bilatérales forgées dans ce cadre, on trouve dès le début des années 1980 la coopération avec la Chine (RPC).
Selon les termes employés par Christian Stoffaës en 1992, il s’agissait au moment du projet EPR de savoir comment le nucléaire pourrait “éventuellement, prendre ses distances avec le nationalisme des origines, si ce doit être la condition de la reprise ?” Sa réponse, qui a été adoptée par la filière, était de séparer complètement dimension civile et dimension militaire, afin d’inscrire pleinement le nucléaire dans le processus d’émergence de la société globale. Presque trente ans après, le nucléaire continue ainsi de se positionner comme un atout irremplaçable au sein du système énergétique pour réaliser la neutralité carbone à l’horizon de 2050.
Dans un contexte énergétique marqué par la libéralisation des marchés et donc par la mise en concurrence des opérateurs, le nucléaire se retrouve cependant à la lutte pour s’imposer, en raison notamment de son coût devenu moins compétitif. Deux raisons à cela : d’une part le choix de proposer un produit haut de gamme donc cher, d’autre part le progrès des renouvelables et l’apparition de centrales à gaz à cycle combiné performantes.
Si l’on ajoute à cela l’opposition écologiste dans certains pays européens, accentuée par le désastre de Fukushima, la renaissance annoncée du nucléaire n’a pas eu lieu comme prévu. Ce qui avait été prévu, c’était une renaissance globale, avec une foule de nouveaux projets partout dans le monde. Ce qu’il s’est passé, c’est plutôt une renaissance localisée dans certains pays bien déterminés, dans un contexte de retour croissant des rivalités entre grandes puissances.
Au fond, les états commerciaux comme l’Allemagne ont fini par opter pour des technologies plus compétitives à court terme, en externalisant la question de leur indépendance énergétique, notamment à travers la mise en concurrence de leurs approvisionnements en hydrocarbures. Le vrai marché du nucléaire tend à être lié à la volonté de certains états d’accéder à une technologie apportant une meilleure indépendance énergétique à long terme. Cette impression est confirmée par le choix du Royaume-Uni de sortir du tout-marché autour de 2010, qui conduirait selon eux à un risque de sous-investissement capacitaire à long terme. D’où la volonté anglaise de construire de nouvelles centrales nucléaires, si besoin en garantissant des prix à long terme3.
Les états les plus actifs dans le domaine du nucléaire sont ainsi la Russie, la Chine, l’Inde, la Turquie, le Royaume-Uni, l’Arabie Saoudite, le Canada, ainsi que les USA, qui ont récemment annoncé vouloir reprendre leur leadership technologique dans ce domaine, notamment afin de pouvoir mieux veiller à la non-prolifération des armes atomiques dans le monde.
S’il fallait cerner au plus près la vraie nature du marché vers lequel il s’agit d’exporter, je dirais qu’il s’agit du marché de l’indépendance énergétique4.
2. Avantages et risques spécifiques à l’ouverture
Aujourd’hui, les deux réacteurs EPR du site de Taishan, en RPC, sont les seuls à être opérationnels. Alors que les Chinois sont en capacité de construire par eux-mêmes des réacteurs de seconde génération, ils ont encore besoin des technologies et des savoirs-faire français pour les réacteurs de type EPR, et potentiellement, pour le retraitement des déchets. La coopération comprend aussi d’autres aspects, tels que la formation. La Chine est par ailleurs devenue partenaire du projet des EPR sur le site de Hinkley au Royaume-Uni.
L’argument principal en faveur de la globalisation du nucléaire réside donc dans l’exportation, ainsi que dans le développement de coopérations scientifiques, industrielles, et éducatives. Dans le cadre d’une bonne organisation, l’exportation permet de réaliser des économies d’échelle, de variété et d’apprentissage.
J’ai situé le nucléaire comme une technologie s’adressant au marché de l’indépendance énergétique. La quête d’indépendance, c’est bien, mais cela tend par nature à conduire l’élève à pouvoir se passer du maître, voire à lui faire concurrence sur les marchés internationaux, afin de le dépasser. Il suffit en fait d’observer ce qu’il s’est passé lors du programme de construction du parc nucléaire français pour prendre toute la mesure de ce qui pourrait arriver aux Français en Chine : la francisation de la technologie américaine dans un cas, la sinisation des technologies françaises et occidentales dans l’autre.
C’est un scénario qui n’a rien de rare. Dès la fin des années 2000, la Chine a ainsi été en mesure de concevoir de manière autonome son propre train à grande vitesse, en s’appuyant sur les technologies déjà transférées par des entreprises occidentales dans le cadre de coentreprises : Siemens, Alstom, Bombardier. J’ignore si dans l’affaire il y a eu sous-estimation du risque de favoriser l’apparition d’un nouveau concurrent à moyen terme, ou au contraire acceptation de ce risque—voire absence de choix réel, dès lors qu’il fallait tout simplement ne pas laisser le marché aux concurrents : en somme, une situation qui correspondrait à un dilemme du prisonnier, pour ceux qui s’intéressent à la théorie des jeux.
Cet exemple basé sur le secteur ferroviaire mériterait cependant d’être davantage nuancé. Alstom continue de remporter des contrats en Chine. Mais sa coentreprise chinoise peut placer les usines françaises en concurrence directe avec leurs pendants en Chine.
L’autre risque spécifique à l’ouverture réside dans l’incertitude accrue de l’environnement, qui commence avec la barrière culturelle, mais qui touche aussi aux différences institutionnelles. Dans le secteur du nucléaire, ces différences peuvent concerner tout particulièrement les autorités de sûreté nucléaire.
3. Une stratégie dominante : combiner ouverture et innovation technologique, dans la durée
3.1. Quels partenaires choisir ? Se poser les bonnes questions
Le rattrapage technologique par absorption, qui caractérise les marchés en développement, constitue un risque et non une certitude. Nous avons vu que l’ouverture à ces marchés peut présenter des avantages significatifs. Regardons maintenant à quelles conditions les risques que ces marchés entraînent sont gérables. La stratégie dominante pour gérer ces risques est simple à énoncer, mais difficile à exécuter : il s’agit de combiner ouverture et innovation5, en misant sur le cycle vertueux entre ces deux facteurs. Ce cycle vertueux permet en effet de donner une cohérence dans la durée à ce choix : innover pour exporter, exporter pour devenir plus efficient, et donc disposer de davantage de ressources pour pouvoir continuer à investir dans l’innovation.
Néanmoins, contourner l’obstacle européen par la globalisation, cela reste vague et de plus en plus incertain dans le contexte actuel. Dans une perspective systémique, le critère décisif pour l’entreprise A doit être celui de la capacité à gérer le risque d’absorption technologique par l’entreprise B. Or cette capacité dépend de deux facteurs, dont l’avance technologique n’est que le premier. Ces deux facteurs sont :
- L’avance technologique de A relativement à B.
- Le rapport entre la capacité de protection d’informations stratégiques de A vis-à-vis de B, et la capacité d’acquisition d’informations stratégiques de B vis-à-vis de A.
3.2. Situations de complémentarité
Les coopérations sont d’autant plus bénéfiques mutuellement qu’elles réunissent des acteurs complémentaires.
Les performance d’une entreprise peuvent différer selon plusieurs dimension. Dans le cas du nucléaire, la chaîne de valeur admet de nombreuses spécialisations : construction, composantes, entretien, combustible, retraitement, démantèlement. C’est un premier niveau de complémentarité, axés selon les segments de la chaîne de valeur.
Une autre source de différenciation majeure réside dans la distinction entre la capacité de conception, la capacité d’exécution, et la capacité de financement. D’autres aspects fonctionnels pourraient être ajoutés, mais ne jouent pas de manière aussi évidente un grand rôle en termes de différenciation.
Dans un contexte de lutte pour obtenir des marchés internationaux, le secteur du nucléaire assiste ainsi à de nombreuses coentreprises issues d’entreprises de nationalités diverses. Le but est de combiner les atouts pour prendre le leadership et remporter les contrats.
3.3. Impact d’un environnement global plus incertain sur la demande d’indépendance énergétique
Un dernier facteur à prendre en compte est l’évolution du niveau d’incertitude au sein du système global. Si le niveau reste stable, ou faible, l’argument principal du nucléaire sur le marché de l’énergie demeure la neutralité carbone. En revanche, il est possible d’anticiper qu’en cas de globalisation plus instable, la demande pour une indépendance énergétique de long terme, telle que peut la satisfaire le nucléaire, est susceptible d’augmenter.
Trois exemples permettent d’illustrer cette idée. Prenons d’abord le cas du Japon. Le gouvernement japonais actuel souhaite augmenter la part du nucléaire dans la production d’électricité à 20% d’ici 2030. Un niveau d’incertitude systémique faible pourrait conduire à un changement de cap, suite à un nouveau gouvernement, par exemple. Mais en cas d’incertitude plus élevée, cette orientation pourrait plus facilement persister au-delà du gouvernement actuel.
Prenons ensuite le cas de l’Australie. L’Australie interdit tout développement nucléaire suite aux essais militaires français à Mururoa en 1995. Mais cette position pourrait évoluer, d’autant plus que l’Australie possède de vastes réserves d’uranium. Un niveau d’instabilité plus élevé dans le système global est susceptible d’encourager une telle révision.
Terminons avec la Chine. Si le niveau d’incertitude dans le système global devait baisser, il n’est pas exclu que le système chinois réduise l’importance de l’objectif d’indépendance énergétique, et augmente le poids de la compétitivité sur le marché. Une telle évolution, qui peut sembler improbable dans le contexte actuel, présenterait alors des similarités avec l’évolution du système européen considéré dans son ensemble depuis les années 1990.
Conclusion : se préparer pour saisir les futures opportunités
Les acteurs européens du nucléaire ont besoin des marchés internationaux pour pouvoir se développer, mais doivent impérativement préparer le coup d’après, conserver ou accroître leur avance technologique, pour éviter de devenir non-indispensables à leurs partenaires internationaux.
Dans ce contexte, l’accès à une plateforme d’experts scientifiques et technologiques, fiable et discrète, telle que Presans peut faire toute la différence entre un projet qui échoue et un projet qui réussit !
Notes
- En comptant à partir de l’abandon de la filière graphite gaz à la fin des années 1960 ; mais il serait possible de compter à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale.
- Transfert technologique décidé par le Président Nixon.
- Peut-être les Anglais sont-ils d’ailleurs en avance sur le reste de l’Europe dans ce domaine, après avoir compté parmi les grands inspirateurs des réformes libérales du marché européen.
- Mais ce point peut être discuté : l’économie sur le long terme, la réduction de la pollution de l’air, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, constituent aussi de réels arguments.
- Idée similaire dans La DARPA, le F-35, et le retour de la Russie : le leadership technologique dans un monde conflictuel passe par l’ouverture, J. Knight, open-organization.com (2018)