Pourquoi l’esprit entrepreneur est (re)devenu une condition existentielle des entreprises
Pour que le monde dystopique du travail que je décrivais dans un article paru en 2016 ne devienne pas une triste réalité, nous devons former des entreprenants. Des personnes capables de chercher à comprendre l’environnement compétitif dans lequel elles se trouvent. Des personnes capables d’y détecter les opportunités qui s’y cachent. Des personnes qui ont des rêves. Des aspirations. Du jugement. Des personnes capables de prendre des décisions et d’agir quand tout bouge autour d’elles. Pour cela, nous devons développer, depuis la plus tendre enfance, ce que j’appelle l’esprit entrepreneur. La présente tribune synthétise l’introduction du rapport que j’ai remis à la Ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation il y a quelques mois.
La première révolution industrielle s’est traduite par une amélioration spectaculaire des procédés de production. La seconde révolution industrielle a permis de construire des villes et des réseaux de transport modernes et surtout beaucoup plus denses. Outre les avancées technologiques, elle a introduit des bouleversements radicaux quant à l’organisation et la gestion des entreprises. La troisième révolution industrielle, que nous vivons actuellement, se concentre notamment sur l’optimisation des ressources grâce au numérique.
Toutes les révolutions industrielles suivent le même schéma : des découvertes scientifiques permettent de développer des grappes d’inventions technologiques, qui sont d’abord adoptées par une minorité, puis, par la majorité. C’est à ce moment que les habitudes, les usages et les business models sont bouleversés. L’ancien monde disparaît pour laisser place au nouveau monde. C’est la fameuse destruction créatrice de Schumpeter.
La différence principale entre la troisième révolution industrielle et les deux précédentes est sa rapidité. La première révolution industrielle a duré un siècle. Celle que nous sommes en train de vivre a commencé il y a moins de 20 ans et pourtant les transformations qu’elle a engendrées sont déjà stupéfiantes.
La convergence des trois tendances que nous décrivons ci-après est à l’origine de la nécessité de développer l’esprit entrepreneur.
Tendance #1 – entreprises : comment être aussi agile qu’une startup ?
L’innovation est l’une des conditions sine qua non de l’existence et de la survie de l’entreprise. Elle lui permet de s’adapter à son environnement. Depuis environ quinze ans, trois facteurs changent fondamentalement la manière dont les entreprises innovent et s’adaptent à leur environnement.
- Inflation, fragmentation des connaissances : en quelques dizaines d’années, nous sommes passés d’un monde dans lequel les connaissances étaient rares et entre les mains de très grandes entreprises à un monde dans lequel les connaissances sont disponibles et entre les mains d’entreprises de plus en plus petites. La conséquence principale en est l’innovation ouverte (1).
- Accélération des cycles d’innovation : l’accélération des cycles d’innovation s’accompagne d’une d’une mutation vers un modèle économique de service. Dans l’ancien monde, on vend la voiture. Dans l’entre-deux monde, on vend la voiture packagée avec des services additionnels. Dans le nouveau, on vend la fonctionnalité : la capacité d’aller de A à B. La conséquence en est que les entreprises doivent non seulement aller chercher des connaissances en dehors de l’entreprise (facteur 1), mais qu’elles doivent aller les chercher de plus en plus loin (géographiquement, mais surtout thématiquement) et de plus en plus rapidement.
- Disruption et transformation digitale : Depuis 15 à 20 ans, de nouveaux acteurs ont fait leur apparition sur toutes les chaînes de valeurs établies depuis des décennies et changent complètement les règles du jeu.
Face à ces trois facteurs, les entreprises traditionnelles connaissent un besoin sans précédent d’agilité. L’entreprise moderne, que j’appelle Organisation Ouverte, diffère de l’entreprise traditionnelle par son organisation, par le type de stratégies qu’elle met en œuvre et par la façon de travailler et de collaborer.
Tendance #2 – talents : une recherche de sens et de flexibilité
Pour les talents des jeunes générations, le travail a déjà changé. Ces générations sont de plus en plus en quête de sens dans leur travail, dans toute la polysémie du mot. Elles ne souhaitent plus simplement être un rouage dans le système. De manière très schématique, dans le monde de la génération X, l’entreprise décidait à qui offrir un emploi, et en retour, l’employé offrait subordination et exclusivité. Dans le monde de la génération Y, l’entreprise doit d’abord montrer ce qu’elle a à offrir, et le jeune talent deviendra collaborateur si un modèle gagnant-gagnant peut être trouvé. Dans le monde de la génération Z, les jeunes talents ne sont plus intéressés par un contrat à vie. Ils vendent leurs compétences simultanément à de multiples entreprises, pendant la durée d’un projet donné. Le barycentre de l’emploi n’est plus l’entreprise, mais l’individu de la génération Z.
Tendance #3 – plateformes numériques : exacerber le travail et la formation à la demande
Ces quinze dernières années ont vu émerger des plateformes numériques qui permettent de connecter le monde des entreprises et celui des talents.
Pour le recrutement, il existe des plateformes généralistes : les réseaux sociaux professionnels (LinkedIn), les moteurs de recherche d’emploi (Indeed) ou les moteurs de recherche de talents (talent.io). D’autres plateformes se focalisent sur certaines niches en mobilisant à la demande des personnes faiblement qualifiées (Uber, Deliveroo, etc.) ou au contraire qualifiées (UpWork se focalise essentiellement sur les métiers de la communication), voire très qualifiées (Presans se focalise sur l’expertise scientifique et technique). Ces plateformes facilitent le travail à la demande.
Pour la formation à la demande, de nombreuses plateformes ont également vu le jour (Coursera, OpenClassRooms, LearnAssembly, etc.) et permettent de se former tout au long de sa vie. Ces plateformes, notamment grâce à l’intelligence artificielle seront de plus en plus efficaces, de plus en plus personnalisées et adaptées au parcours professionnel de la personne formée.
Certaines alliances entre les plateformes de recrutement et de formation commencent à voir le jour afin de permettre le recrutement de talents « prêts à l’emploi ».
L’esprit entrepreneur comme condition existentielle des entreprises
La première révolution industrielle a rendu nécessaire l’émergence d’un ensemble de compétences techniques à maîtriser et à appliquer afin de pouvoir produire à la chaîne dans le cas des ouvriers et gérer dans le cas des cadres.
La convergence des trois tendances décrites ci-dessus, a pour conséquence notamment une nouvelle forme de travail. Pour l’entrepreneur et homme politique français Michel Hervé, les entreprises du futur ressembleront de plus en plus à des coopératives d’indépendants. Et cette nouvelle forme de travail fait appel à des compétences spécifiques. En particulier à certaines compétences cognitives.
Depuis une vingtaine d’années ces nouvelles compétences intéressent de plus en plus les entreprises. Elles sont liées à la façon d’apprendre, de réfléchir et d’interagir. Elles sont souvent appelées compétences du XXIème siècle. D’après Jérémy Lamri (2) elles sont un « concept visant à définir le socle des compétences indispensables pour créer de la valeur et s’épanouir dans une économie fortement digitalisée » ; en d’autres termes dans le monde d’aujourd’hui… et de demain. Les quatre compétences clé du XXIème siècle sont l’esprit critique, la créativité, la communication et la coopération. Compétences que l’on retrouve naturellement chez l’entrepreneur. Compétences qu’il est possible de développer.
Pour exister, l’entreprise a besoin d’un (ou plusieurs) créateur(s). Et pour continuer à exister, pour sa survie dans un environnement extrêmement mouvant, elle a besoin d’agilité et donc de collaborateurs eux même agiles – capables de comprendre leur environnement, de prendre des décisions et d’agir en milieu incertain, capables également d’apprendre et de se former en permanence. Elle a besoin de collaborateurs qui ont développé les compétences du XXIème siècle. Elle a besoin de collaborateurs qui ont été formés à l’esprit entrepreneur.
Et ainsi, l’esprit entrepreneur (re)devient une condition sine qua non – une condition existentielle – de l’entreprise d’aujourd’hui et de demain. Par ailleurs, l’esprit entrepreneur contribue à la découverte de son Ikigai (3), et donc à son épanouissement personnel et professionnel. Tout le monde n’est pas entrepreneur. En revanche, tout le monde peut et doit développer l’esprit entrepreneur. Et ainsi, éviter la dystopie.
(1) Open Innovation: The New Imperative for Creating and Profiting from Technology, H. Chesbrough (2003).
(2) Les compétences du XXIème siècle : trouver sa place dans le monde aujourd’hui et demain, Jérémy Lamri, Dunod (octobre 2018).
(3) Ikigai (生き甲斐) est l’équivalent japonais de la « raison d’être ». De manière schématique et pragmatique, l’Ikigai est à la croisée de ce que l’on aime faire, de ce pour quoi on est doué, de ce dont le monde a besoin et de ce pour quoi on peut se faire payer.
La version courte de cet article, écrit par Albert Meige, a initialement été publiée dans Management.