— Entretien avec Jacques Playe, CTO L’Oréal R&I  —

 

Aujourd’hui, nous sommes chez L’Oréal. L’Oréal se définit non pas comme un leader en matière de cosmétiques, mais comme un leader dans le domaine de la beauté. Une conception plus extensive qui laisse le champ ouvert à des stratégies produit novatrices. Cela rejoint ce que je raconte souvent dans mes conférences : redéfinir ou repenser son métier pour ensuite identifier les nouveaux territoires business — propices à l’innovation de rupture.

Je rencontre Jacques Playe, le Chief Technology Officer de L’Oréal Recherche & Innovation (R&I) — nous nous connaissons depuis quelques années car Presans a eu l’honneur de contribuer à quelques projets d’innovation chez L’Oréal. Son héros ? — Roger Federer, capable d’allier efficacité et élégance. Notre discussion nous amène à appréhender d’abord les grandes tendances du marché de la cosmétique. Ensuite, c’est le rôle de Chief Technology Officer dans une entité de R&D qu’il s’agit de mieux cerner, avant de terminer en situant ce rôle dans le cadre plus général de la stratégie d’innovation du groupe.

 

A. Les tendances actuelles du marché de la cosmétique : retour en force des sciences et de la user centricity

Aux tendances de long terme qui façonnent quasiment l’ensemble des secteurs industriels (urbanisation, pollution, raréfaction de l’eau etc.) viennent s’ajouter des tendances de fond majeures qui transforment l’industrie de la cosmétique — enfin, de la beauté.

 

   a) Le retour de la Science

Les avancées des sciences et des techniques connaissent une accélération dans beaucoup de domaines comme le microbiome, les matériaux intelligents, ou l’intelligence Artificielle. Ces domaines offrent des perspectives de découvertes et d’innovations majeures pour le monde de la beauté. Ceci rend encore plus nécessaire qu’hier d’avoir une recherche amont puissante, afin de saisir toutes les opportunités offertes par cette révolution scientifique et technique en cours. 

 

   b) Une nouvelle concurrence

A côté des grands acteurs historiques, une nouvelle concurrence émerge. C’est en particulier celle des acteurs locaux et des « Indie brands », sociétés qui se développent d’abord en créant des nouveaux concepts produits, sans pour autant inventer de nouvelles technologies. Le produit lui-même est développé et produit par des sous-traitants. Cette émergence de nouveaux concurrents nécessite d’avoir des laboratoires de développement produits encore plus rapides, agiles et connectés aux consommateurs du monde entier. 

 

   c) Explosion du nombre de brevets

Entre cette révolution scientifique en amont et ces nouveaux acteurs en aval, la troisième grande tendance, c’est l’explosion du nombre de brevets en cosmétique, issue d’une grande variété d’acteurs. C’est le signe d’une grande activité d’innovation et la possible émergence de nouveaux concurrents qui pourraient « disrupter » le marché.

Ces trois grandes tendances signifient que la Recherche & Innovation d’acteurs établis doit impérativement agir sur trois leviers : une recherche amont qui se concentre sur les grandes rupture scientifiques et techniques pour générer des découvertes scientifiques et des innovations technologiques, une grande capacité à mener des projets d’application, c’est-à-dire transformer ces découvertes et innovations en produits performants centrés sur les besoins des consommateurs, et  des laboratoires de développement encore plus agiles et centrés sur les consommateurs du monde entier.

Dans ce contexte plus que jamais, L’Oréal fait le pari de la science et de la connaissance des consommateurs.  Historiquement, le pari de la science a été l’une des clés du succès de l’entreprise, en permettant d’accumuler des connaissances autour de la peau, du cheveu, du scalp. La connexion aux consommateurs fait partie de l’ADN de l’entreprise. Ces deux points sont particulièrement intéressants, à l’heure où la majorité des entreprises a enfin compris que l’innovation doit partir de l’utilisateur ou du client, et non de la technologie. Est-on en train d’assister aux prémices du retour du balancier ? Le début de la fin de l’innovation qui repose sur la combinatoire seule de briques technologiques existantes, mais plutôt sur un savant équilibre entre découvertes scientifiques et besoins des consommateurs ?

 

B. Le rôle de Chief Technology Officer

Dans ce contexte, le rôle du Chief Technology Officer (CTO) à la Recherche & Innovation de l’Oréal est d’incarner un axe majeur de cette avancée des sciences et des techniques : le digital. Il est l’acteur du changement et est là pour changer la donne ( « change the game »), et de ce point de vue on pourrait dire qu’il y a aussi beaucoup de Chief Transformation Officer dans ce rôle de CTO.  Ceci se concrétise par trois grands objectifs : 

 

   a) Le Laboratoire du Futur

Transformer les façons de travailler de la Recherche par l’utilisation des données, de l’intelligence artificielle et des instruments connectés. Cette transformation permet à la recherche amont d’accélérer les processus de découvertes, aux laboratoires de développement d’être plus rapides et de mieux connaître leurs consommateurs, et globalement à la R&I d’être plus innovante, agile, et rapide.

 

   b) La Beauté du Futur

Créer la Beauté du futur grâce à la personnalisation, qui permet d’offrir à partir d’un diagnostic le produit le plus adapté, et à la cosmétique instrumentale, qui amplifie l’efficacité des produits par la précision d’application ou l’apport d’énergies.

Laboratoire et Beauté du Futur sont basés sur une utilisation accrue des données scientifiques et consommateurs. C’est en croisant ces deux types de données que l’on crée des produits encore plus performants.

 

   c) Les nouvelles expertises

Transformer les façons de travailler et développer les nouvelles expertises autour du Digital et des Instruments : la data science, l’intelligence artificielle, l’optique digitale, la modélisation, la mécatronique, la robotique, l’informatique scientifique, ainsi que beaucoup de compétences en physique et biophysique.

 

C. La stratégie d’innovation de l’Oréal

   a) Rompre avec les cadres inadaptés

Il n’y a pas de réponse unique à la question du modèle d’innovation. Avant de transposer les résultats d’un benchmark, il convient d’intégrer des paramètres tels que la culture d’entreprise et la granularité des projets. Entre une entreprise qui gère quelques grands projets et une entreprise telle que L’Oréal qui lance des milliers de nouvelles formules tous les ans, le processus d’innovation ne peut pas être le même. Il faut aussi tenir compte des évolutions du contexte extérieur, un modèle d’organisation peut être efficace à un moment donner et perdre en compétitivité si le contexte change. 

C’est le cas du contexte actuel de la Beauté et donc du processus d’innovation de L’Oréal. Les trois grands changements expliqués plus haut ont amené la R&I de l’Oréal à transformer son modèle.

L’approche est aujourd’hui plus transversale, collaborative et « user centric ». Elle facilite et accélère l’innovation au service des besoins des consommateurs, ce qui a conduit à transformer les façons de travailler.

Un cadre précis est fixé, partant des besoins des consommateurs et de la vision des opportunités scientifiques et techniques sur chaque catégorie. Dans ce cadre, les équipes ont une liberté d’action pour constituer leurs équipes et gérer leurs projets. C’est ce que l’on appelle avoir de la liberté dans un cadre stratégique bien défini (« freedom within a frame ») et ainsi favoriser l’intelligence collective. Cette intelligence collective est clé car l’innovation d’aujourd’hui naît à la croisée de différentes disciplines, elle est donc collective et collaborative par nature.

   b) Définir les mots

Au sein d’une organisation de recherche, le facteur institutionnel qui contribue le plus à l’empiètement des étapes les unes sur les autres, c’est le manque de définition explicite de ce qu’est l’innovation et des fonctions qui la sous-tendent.

Jacques Playe insiste sur cette idée : aujourd’hui une organisation qui ne définit pas certains mots essentiels, son « glossaire », meurt. Elle est incapable de créer le terreau permettant à l’intelligence collective de se développer car elle génère des malentendus.

Ainsi, la nouvelle organisation de l’innovation, actuellement en cours de déploiement, se base sur la définition très précise de quatre grandes notions, quatre finalités bien distinctes des projets d’une R&I : Découvrir, Inventer, Appliquer, Développer.

Par exemple, un projet de Découverte n’a pas la même finalité qu’un projet d’invention, même si les deux relèvent d’une activité de recherche. Si l’on considère la découverte, il s’agira par exemple d’examiner l’impact de l’action conjuguée de la lumière et de la pollution sur un paramètre donné de la peau pour en comprendre le mécanisme. Le résultat livrable de cet examen sera un ensemble de découvertes scientifiques : la preuve et la compréhension d’un mécanisme biologique. A partir de là doit se mettre en œuvre un projet d’invention pour adresser cette question, dans ce cas une plateforme technologique efficace pour protéger la peau.

c) Prioriser 

Il n’est pas possible de courir après tous les sujets à la fois, pour être efficaces il faut rester centré. Savoir renoncer est surement l’exercice le plus difficile. Par exemple les domaines de découverte et d’invention sont déterminés par la direction de la R&I, en concertation avec le business, en lien étroit avec le Conseil Scientifique (Scientific Advisory Board) du groupe. Il s’en suit une priorisation des grands thèmes de recherche, des projets à mener, des initiatives à arrêter.

Passer à la phase d’application exige qu’une innovation soit transposée à un ensemble de produits conçus pour des consommateurs donnés : coloration capillaire, maquillage de la peau, maquillage des yeux etc.

Appliquer demande aussi une forte priorisation et donc un fort renoncement. C’est surement là, dès l’origine de cadrage d’un projet, dans sa phase de « Design » que l’intégration Recherche, Business et opérations doit être la plus forte. Ceci permet de faire les meilleurs choix entre potentiel de performance pour le consommateur, faisabilité industrielle et intérêt pour le business. Ce choix est facilité par le marketing des temps longs : la Direction de l’innovation. Un département R&I essentiel car il apporte la vision du business et du consommateur pour orienter les applications sur les bons sujets.

Enfin, les laboratoires de développement correspondent aux différentes marques du groupe. Leur fonction est de mettre l’ADN d’une marque sur un produit issu du travail d’application. Au plus proche de la R&I et du marketing, ils sont le lien essentiel entre R&I et Business.

d) Mettre en cohérence

La clé du succès de cette nouvelle version du modèle d’innovation réside dans l’organisation de l’activité de R&I sous la forme de projets portés par des équipes transverses.

Ce choix résulte du constat que l’innovation et l’invention sont favorisés par le croisement des disciplines.

L’organisation transverse des équipes amène des experts à travailler à la fois dans des projets de découverte et dans des projets d’application, par exemple. Pour faire un bon produit qui a une action sur la peau, dans le déroulé du projet d’application il y a toujours besoin du biologiste qui va aider à comprendre ce qui va réellement se passer sur la peau — et réciproquement en découverte avec les physiciens et ingénieurs issus de l’invention ou l’application.

 

Conclusion

Qu’est-ce qu’une stratégie d’innovation ? Selon Jacques Playe, une stratégie d’innovation consiste à mettre en cohérence les besoins des consommateurs, les grands changements du monde et  les grandes opportunités des sciences et techniques. Mais le préalable consiste à bien définir sa raison d’être, son « why » ». L’Oréal se définit comme le leader de la Beauté et non de la cosmétique. C’est un acte fort, fondateur car il donne du sens, et donc de la puissance à ce que l’on fait.  

 

Publié pour la première fois sur Forbes France