Nouveau rebondissement dans la longue histoire entre le titan industriel General Electric et la France : si 2014 fut l’année de la fusion GE/Alstom, 2016 est l’année du lancement de la première fonderie numérique GE à Paris, au sein de laquelle développeurs et data scientists créeront pour les clients de GE des applications de maintenance prédictive. La plateforme Predix constitue la réponse de GE à la disruption des barbares digitaux type GAFA. La business unit GE Digital a récemment été créée avec pour mission de mener la révolution culturelle en direction du digital, ou pour, comme nous disons dans ces cas à Presans, devenir les barbares. Elle est dirigée par Bill Ruh, qui officie par ailleurs en tant que Chief Digital Officer pour le groupe.
Louis Naugès a récemment fourni une analyse concurrentielle intéressante du domaine du numérique industriel. Il situe en premier lieu la verticale du numérique industriel sur l’arrière-plan de l’informatique en cloud, actuellement dominée par AWS (Amazon Web Services), Google, IBM, et Microsoft. La domination exercée par ces quatre entreprises n’a fait que s’étendre au cours des années récentes, poussant au passage de nombreux acteurs de moindre envergure vers la sortie. AWS se situe loin devant les autres, et constitue l’activité la plus rentable d’Amazon.
Naugès porte ensuite son attention sur GE, en notant que la stratégie du digital industriel s’aligne avec la montée en puissance de la quatrième révolution industrielle. L’expérience de GE Aviation montre que le digital industriel se caractérise par trois fonctions-clés :
– Connecter les machines entre elles et avec le cloud.
– Construire des applications business pour optimiser l’utilisation des actifs industriels.
– Anticiper les incidents et les pannes.
Là où la situation concurrentielle se complique, c’est que GE considère AWS comme un partenaire pour soutenir les opérations Predix, alors qu’au même moment, Amazon a récemment annoncé son propre cloud industriel, qui sera un concurrent direct de Predix. Ajoutez à cela le fait que d’autres grands acteurs s’apprêtent eux aussi à pénétrer sur ce marché, et la conclusion s’impose que l’avenir du secteur ne risque pas d’être morne.
Voici maintenant une autre analyse de la stratégie industrielle numérique de GE, provenant d’un point de vue complètement différent.
Dans son bref essai publié en 2014, La lutte épique de l’Internet des objets, l’illustre auteur de science-fiction Bruce Sterling fait valoir que les principaux prétendants à la couronne numérique se livrent à une forme spécifique de disruption, la bagarre (wrangling): “L’acte bagarreur classique consiste à distribuer gratuitement, ou à accorder de manière seigneuriale, ce à quoi l’autre gars accorde le plus de prix dans la vie.” Il découle de cette forme particulière de disruption que les secteurs économiques situés en périphérie du modèle économique des GAFA tendent à se transformer en terre brûlée.
A Presans, nous cultivons la perception latérale. Des sources inattendues peuvent fournir des expertises intéressantes. Voici comment Sterling caractérise la stratégie de plate-forme numérique de General Electric :
« Ensuite, il y a General Electric. Cette ancienne et vénérable maison fait des moteurs d’avion. Elle est si ancienne qu’elle demeure fidèle à la cause des Choses, tels des Celtes pendant l’invasion normande. Jusqu’ici, General Electric savait tout ce qu’il y avait à savoir sur les moteurs à réaction. Voilà pourquoi cette entreprise a réagi avec horreur quand elle a pris conscience du fait que les intrus numériques risquaient d’en savoir beaucoup plus qu’elle. À chaque fois que des industriels conventionnels ou normaux construisent un moteur à réaction, ils font d’abord beaucoup de mathématiques, ils façonnent les parties, allument la machine et observent la manière dont elle explose. Le style d’approche propre à l’Internet des objets est radicalement différent. Il consiste à couvrir le moteur d’avion d’une foule de capteurs, permettant d’en fournir une image au rayon x en temps réel, et à compiler une base de données colossale décrivant son comportement. Ce schéma exige un niveau douloureux de puissance de calcul, dont General Electric ne disposait pas à ce stade. Néanmoins, GE ne fit pas l’erreur de donner du pouvoir aux grands du numérique en maraude. Au lieu de cela, General Electric forma sa propre élite informatique. Elle embarqua avec elle AT&T, incrédule et stupéfait, en plus du vétéran IBM, de l’astucieux Cisco, et du mécontent et ingénieux Intel. Elle obtint même l’approbation tacite du gouvernement fédéral des États-Unis : une permission légale et politique que les Cinq Grands n’auraient jamais pris la peine de demander. L’ “Internet industriel” est davantage qu’une clique de palais. C’est la force armée majeure dans le paysage de l’Internet des objets. Même les majors des Cinq Grands n’oseraient provoquer la fureur de cette coalition. Vraisemblablement, l’affaire se règlera par des arrangements diplomatiques, par de beaux systèmes à base de mariages dynastiques, de scintillantes co-entreprises, de projets pilotes annoncés avec force trompettes, par ce genre de choses. Cependant, supposons que vous soyez l’ “Internet”, mais que vous ne soyez pas américain. Si tel était le cas, alors l’alliance stratégique de GE, AT&T, IBM, Cisco et Intel ressemble terriblement à un “Internet des objets américains” militaro-industriel. Leur “Internet industriel” pourrait peut-être finir par être perçu comme un dispositif effrayant, lié à la NSA, caractéristique d’une nouvelle Guerre froide, et issu de la dernière superpuissance militaire à subsister dans le monde. Une conspiration de guerre cybernétique électronique, ciblant directement la prospérité future de Huawei, ou même celle d’un inoffensif Samsung ne se doutant de rien! »
L’avenir dira dans quelle mesure la fonderie digitale constitue un événement qui change la donne au sein du monde de l’industrie.
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