Notre billet précédent a mis en évidence le rôle de la culture dans l’explication des problèmes du système d’innovation français. Les contours de cette notion demeurent cependant flous. Avant d’aborder le cas – très impressionnant – du programme d’innovation ouverte Ecomagination Challenge, nous faisons suite aux réactions suscitées par le premier billet en approfondissant la notion de culture : d’une part en tant qu’elle s’applique à l’échelle d’un pays — culture nationale –, et d’autre part en tant qu’elle s’applique aux organisations et plus spécifiquement aux entreprises — culture d’entreprise, corporate culture. Nous verrons alors que l’expérience étrangère de General Electric peut d’une certaine manière fournir un test de perception culturelle assez révélateur de la situation en France.

Que vient faire la culture ici?

L’étude des cultures nationales a reçu une impulsion majeure des travaux de Geert Hofstede, qui permettent de les situer dans un espace axiologique à cinq dimensions. La France se signale en particulier par un indice relativement élevé d’évitement de l’incertitude, traduction d’une aversion élevée pour la prise de risque. L’étude de Yann Algan et de Pierre Cahuc met par ailleurs en évidence un élément caractéristique de méfiance envers autrui en France. Ces deux facteurs joueraient contre l’innovation, comme le souligne Laurent Alt, à qui nous devons ces références.

La discussion autour de la culture d’entreprise s’est quant à elle développée dans les années 1980 à partir de deux livres : In Search of Excellence, de Tom Peters et Robert Waterman, et Corporate Cultures, de Terry Deal et Alan Kennedy. La notion demeure à ce jour en usage : la récente enquête Global Innovation 1000 de Booz & Company s’intitule ainsi Why Culture is Key. Pour autant, elle n’est pas à l’abri de la critique. De manière exemplaire, Bill Fischer de l’IMD souligne en réponse à l’enquête déjà mentionnée que la culture organisationnelle n’est pas le produit d’une aspiration, mais bien une propriété émergente du système de management de l’entreprise. Se référer à la culture serait alors se préoccuper de ce qui n’offre aucune prise directe à l’action, et délaisser les vrais leviers d’amélioration.

Dans l’ensemble, il paraît donc préférable de s’inspirer de la maxime de Peter F. Drucker : « Don’t change culture ; use it… », « Ne changez pas la culture ; utilisez la… » – ce qui suppose toutefois d’en prendre conscience et d’en avoir une bonne connaissance. Par conséquent, le fait d’évoquer la culture possède un intérêt véritable lorsqu’il devient possible de montrer à partir d’exemples concrets son effet structurant sur notre perception. C’est notamment ce qu’a accompli Michael Lewis dans son récent et brillant livre sur la crise financière de 2008. Ce qui paraît d’abord anecdotique et isolé peut conduire à découvrir des massifs cachés au sein de nos systèmes de décision. Tentons à notre modeste échelle d’appliquer son mode d’approche au sujet du management de l’innovation : prenons ce qui se pratique à l’étranger, et examinons la manière dont nous le percevons ici.

Le GE Ecomagination Challenge

Parmi les exemples étrangers touchant à l’innovation, le choix est vaste. Nous optons dans ce billet pour un cas où une grande entreprise américaine a décidé de mettre l’innovation ouverte au service du développement durable : il s’agit du Ecomagination Challenge de General Electric. À la fois outil de veille et d’investissement dans les technologies cleantech, ce programme est considéré comme un modèle à suivre en matière d’innovation ouverte par l’expert Stefan Lindegaard, pour les raisons suivantes :

  • Un domaine stratégique bien défini, intégré dans la stratégie globale de l’entreprise
  • Un écosystème actif de partenaires, facilitant la réalisation des idées
  • Les primes proposées sont suffisamment élevées pour attirer l’attention du public
  • La plateforme de gestion des challenges est déployée sur une multitude de supports

Depuis 2005, GE a investi dans le cadre du Ecomagination Challenge plus de $135 millions dans des startups et des partenariats cleantech, en plus d’une acquisition stratégique. Le signal paraît clair : dans le domaine du développement durable, un positionnement crédible peut passer par l’ouverture du système d’innovation – une ouverture exigeante en matière d’apprentissage organisationnel, dans un contexte où les concurrents tels que Siemens ne sont d’ailleurs pas en reste pour attirer les meilleurs partenaires. If convient enfin de noter que GE s’est tourné vers le spécialiste du management de l’innovation Brightidea pour déployer ce programme.

Le signal en faveur de l’innovation ouverte envoyé par GE, nous l’avons dit, semble extrêmement clair.

Un test révélateur de nos biais culturels

Encore faut-il que ce signal ne soit pas éliminé d’emblée par nos biais culturels. Impossible dans ce cas, direz-vous? Impossible n’est pas français, et c’est ici que nous retrouvons le consultant spécialiste du développement durable du premier billet de cette série. Frappés par son scepticisme concernant les perspectives françaises du conseil en management de l’innovation, nous avons évoqué le cas du Ecomagination Challenge. L’initiative, comme on pouvait s’y attendre pour un expert en développement durable, ne lui était pas inconnue. En revanche, ce programme visait dans son esprit exclusivement à récolter les idées des collaborateurs de GE, en interne. Sur ce point, il ne se serait pas laissé rectifier sans résistance. Détectant l’action d’une force qui nous dépassait, nous n’avons d’ailleurs pas insisté. Si le Ecomagination Challenge n’était pas ouvert, c’est qu’il ne pouvait pas être ouvert. Quelque chose dans l’idée d’ouverture devait heurter le système de valeurs de mon interlocuteur. L’idée ne pouvait en tout cas pas s’appliquer à une entreprise comme General Electric.

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Quelle leçon tirer alors du GE Ecomagination Challenge pour l’innovation en France? Paradoxalement, la leçon la plus urgente ne serait-elle pas que pour faire avancer l’innovation ouverte en pratique, il faut carrément abandonner le concept d’innovation ouverte, trop peu adapté au contexte français? « Don’t change culture ; use it… » : dans l’esprit de Peter F. Drucker, notre prochain billet s’intéressera ainsi à tout ce qui peut révéler les atouts réels du système d’innovation français – y compris à travers la perception par les acteurs étrangers.

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Note : L’illustration utilisée ci-dessus  est sous licence Creative Commons ; elle est disponible ici.