Hélène Loncin est actuellement Manager Innovation et Développement Stratégique chez GTT et Présidente de Cryometrics. Située au cœur de l’innovation dans le secteur du transport de gaz naturel liquéfié, elle apporte ici un regard concret sur les bouleversements induits par la transformation digitale sur les stratégies industrielles, sans oublier les mutations dans l’organisation du travail.
1. Quel parcours vous a amené à devenir Manager Innovation et Développement Stratégique chez GTT et Présidente de Cryometrics?

2. Quelle est l’importance de l’innovation dans votre secteur?
Elle est essentielle, et ce à deux niveaux. D’abord au niveau du cœur de métier : une entreprise qui vit de la licence de ses brevets et engrange des royalties est tout simplement condamnée à innover. Sans gains de performance de la technologie, le licencié éprouve rapidement de la fatigue à payer. La R&D est donc très importante dans l’entreprise : elle représente un tiers des salariés, dans une activité très technique avec beaucoup d’innovation incrémentale étroitement liée aux questions que se posent les clients. L’incrémental a l’avantage d’être facilement accepté, mais montre aussi ses limites car le rendement est décroissant. Penser la rupture n’est donc pas quelque chose que l’on peut esquiver. Et là les choses qui sont envisagées sont beaucoup plus radicales qui concernent le design, les matériaux. Cela impacte nos préconisations sur la manière optimale de gérer les pressions sur la structure. Le but est d’obtenir des performances en rupture avec ce qui existe. L’un des indicateurs de performance d’un système dans notre industrie est le taux de cargaison perdue principalement en raison de la différence de température entre milieu intérieur (-163° C) et extérieur (15° C), avec des pertes à hauteur de 0,1% par jour, ce qui est significatif. Il y a plusieurs mois, nous avons commercialisé un système qui nous permet de garantir une amélioration de la performance de 30%.
L’autre niveau où l’innovation est essentielle, c’est celui des applications à d’autres marchés. Ce qui implique aussi de de déployer des business models différents. Le GNL peut par exemple être utilisé comme carburant pour autre chose, est ne pas être simplement un hydrocarbure transporté d’un point à un autre, par exemple du Qatar au Japon. Nous aimons les applications marines, mais il n’y pas de raison de ne pas envisager les transports en train ou en bus. Certes les hydrocarbures ne sont pas aussi verts que d’autres sources, mais au sein de la famille des hydrocarbures le GNL est ce qu’il y a de plus propre. Brûler du méthane n’engendre pas de particules, juste du CO2. Donc il s’agit d’une énergie de transition. Nous regardons ces applications avec intérêt parce qu’on peut proposer des solutions intéressantes, compétitives, avec un potentiel gigantesque. Mais c’est un chemin qui impose d’apprendre à fonctionner différemment. Ce genre de projets génère de nombreuses ruptures, à commencer par le fait qu’on n’y fait plus du sur-mesure dans le moindre détail, tout de suite. On apprend à aller parler à un client, parce que pendant des années tout était connu d’avance, on savait comment les choses marchaient. Le marché est en plein développement.
3. Pouvez-vous illustrer votre propos à travers un projet d’innovation concret?
Oui : Cryometrics. Le sujet de Cryometrics c’était de répondre au pain point suivant : l’évaporation de la cargaison, qui est mesurable et qui représente des dizaines de milliers de dollars par jour pour un méthanier. Donc que peut-on faire? Nous avons de bons ingénieurs en thermodynamique, à qui nous avons confié une mission folle : “Messieurs, vous trois, nous vous donnons du temps pour mettre au point un modèle de prédiction du comportement de la cargaison.” Nous avons attaqué le sujet sans se demander si c’était faisable. Et ils ont sorti un modèle qui semblait correct sur le papier. L’étape suivante consistait à vérifier le modèle sur de vraies données de bateau. Mais nous n’avons pas de bateaux. Donc nous avons proposé à l’industrie une solution pour mesurer la performance des navires, en récupérant et en traitant les données des systèmes centraux des navires, ce qui permet d’informer nos clients en temps réel sur la situation de leurs navires. Et au passage nous utilisons les données pour valider nos efforts de R&D. Comme dans toute recherche, il y a des choses à ajuster, mais de fait notre modèle marche plutôt bien. La suite consiste à transformer le code en Python en code commercial robuste déployable sur un site industriel qui flotte. Cela a été une belle aventure pour l’équipe, avec une belle montée en compétence. C’est une petite startup en mode commando à l’intérieur de l’entreprise-mère, avec son bâtiment dédié où se rassemblent les développeurs, les scientifiques, les responsables projets, les chargés des relations avec les clients.
4. Que pensez-vous de la notion d’organisation ouverte?
Je ne pourrais pas donner une définition bien propre venant d’un expert sur la question. Ce que j’imagine, c’est une organisation dans laquelle on n’est pas lié par un statut de salarié, mais où on est associé à une plateforme de compétences, et où en fonction des projets et des besoins je travaille pour différentes entreprises. Et cela m’inspire pas mal de réflexions. Déjà, cela me fait penser au talk d’Albert sur l’horizon 2033, où peut-être chacun sera son propre employeur, et travaillera sur des projets à la fois temporaires selon ses compétences, par exemple la modélisation thermodynamique en Python, grâce à une plateforme sécurisée — comment, je l’ignore encore… Ce qui m’intéresse, c’est la transition : qu’est-ce qui va se passer entre 2017 et 2033? La gestion des compétences dans l’industrie en fonction de l’activité est un vrai sujet en France. Les plans sociaux dépriment tout le monde. Comment faire pour que les collaborateurs soient sécurisés, parce que c’est important, et ne pas mettre les entreprises en péril dans des périodes plus difficiles. L’entreprise Soitec a tenté une approche très intéressante de ce point de vue. Il s’agit d’une entreprise grenobloise de semi-conducteurs qui s’est trouvée confrontée à une alternative entre un plan social touchant une centaine de collaborateurs, ou autre chose. La DRH a mis en place un système intéressant de détachement de relativement longue durée dans diverses entreprises de la région. Les collaborateurs ont découvert d’autres activités, l’entreprise a pu gérer de manière satisfaisante sa baisse d’activité. Certes, il ne s’agit pas là d’une organisation complètement ouverte, mais cette entreprise s’est autorisée à fonctionner de manière plus ouverte à ses bornes. Je pense que c’est intelligent, par ce que ça règle le problème de l’entreprise tout en donnant des perspectives aux collaborateurs — qui peuvent à l’occasion découvrir des activités où ils préfèreront rester. Et rien ne sera perdu.
5. Quels sont vos héros?
Il y a un personnage de fiction que je trouve extraordinaire : Docteur Who. Je crois que c’est la série de la BBC à la plus grande longévité, totalement surréaliste et bourrée d’humour anglais, avec six incarnations différentes du personnage principal, à tel point que ça en devient un jeu de savoir qui sera la nouvelle incarnation du docteur. Et ce n’est pas parce qu’il sauve le monde que je suis fan, mais parce qu’il n’y a pas un épisode qui ne défie pas la règle selon laquelle il renverse toujours les situations. Il sait porter un regard out of the box sur le problème ou la situation. C’est fin, c’est génial, c’est à la fois très technologique (techno-cheap parfois) et très humain. Je suis une grande fan. Il n’existe pas, mais ça pourrait bien être mon héros.
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