En bref : > Le Raout Presans 2017 a permis d'assister à un débat mémorable entre Aurélien Bellanger et Albert Asséraf, animé par Albert Meige. > Leur échange portait sur le thème suivant : La ville de demain sera augmentée. Pour quels citoyens? > Nous retraçons ici de manière schématique le cheminement d'une discussion riche et stimulante.
Ce fut la surprise : un débat sur la ville augmentée plein de fulgurances et de réalisme, d’irrévérences et de sagesse ironique. Une joute où les deux participants n’ont jamais hésité à prendre du recul pour revenir à l’essence des choses ainsi qu’aux faits, loin des chamboulements programmés, des plans utopiques et des tables rases. Une réflexion conjointe prenant le contre-pied de bon nombre de prêches futuristes, refusant de chercher les villes de l’avenir ailleurs que parmi les accidents miraculeux et durables que sont déjà les villes existantes.
Albert Asséraf a représenté son entreprise JCDecaux avec beaucoup de finesse et d’entrain, mobilisant avec naturel aussi bien les chiffres que les références littéraires.
Aurélien Bellanger a prouvé que ses éclairs de pensée sont aussi frappants, éblouissants et révélateurs à l’oral qu’à l’écrit.
L’écrivain a entamé le dialogue en reprenant le fil de l’explication qu’il donna dans notre récent entretien : la ville augmentée optimise des flux qui tendent par leur croissance à saturer les réseaux urbains. Il a évoqué les limites de la planification à travers une anecdote concernant le quartier d’affaires Euralille : Rem Koolhas remporta l’appel d’offre en expliquant au maire que son projet ne visait pas à supprimer le chaos, mais à le pérenniser.
De son côté, Albert Asséraf a commencé par rappeler le principe du modèle économique de JCDecaux : améliorer la vie de chacun à travers des services gratuits de mobilité, de protection et d’information financés par la publicité, et ce à travers 4000 villes dans le monde, en visant une inclusivité maximale.
Quelle taille pour la ville augmentée?
Albert Meige, inspiré par le roman Le Grand Paris, a alors posé une question portant sur la forme et la taille de la ville augmentée. Selon Aurélien Bellanger, les missiles à têtes nucléaires intercontinentaux ont entraîné une perte de réalité des limites défendables d’une ville : « Les parois n’ont plus de raison d’être. » Pour Albert Asséraf, si le digital permet par exemple de travailler à distance, il n’a pour autant pas supprimé le besoin de participer en personne à un réseau social humain fait d’événements et d’opportunités. Il a noté que le Vélib’ a permis à ses utilisateurs de mieux maîtriser leur durée de transport, et que les plans actuels vont dans le sens d’une extension de la couverture géographique de ce service.
Aurélien Bellanger a alors repris la parole pour noter que la ville pouvait être interprétée comme une religion, dans la mesure où l’appartenance qu’elle rend possible est une source fondamentale de sécurité et de confort : « On ne regarde jamais de film d’horreur à la campagne. »
Quelle souveraineté pour la ville augmentée?
Albert Meige a ensuite demandé aux invités du Raout Presans de livrer leur avis sur la possibilité d’une dérive de notre actuel système de réseaux sociaux vers une forme de totalitarisme digital dominé par des acteurs privés et/ou étrangers à l’Europe. La réponse d’Aurélien Bellanger a été de proposer la neutralité comme killer app de l’État, imposée au besoin en brisant les monopoles constitués par certains titans de l’Internet. De son côté, Albert Asséraf a noté le retard systématique des autorités publiques dans le domaine de la régulation des activités des acteurs de l’Internet. Pessimiste sur la capacité de l’État à intervenir efficacement sur ce terrain, il invita à titre personnel chacun à réévaluer son usage d’Internet, puisque c’est du consentement des grandes masses qui composent nos sociétés que les géants du Web tirent leur pouvoir.
On ne regarde jamais de film d’horreur à la campagne.
Une première série de questions venant du public a permis à Albert Asséraf de rappeler que le développement entrepreneurial de JCDecaux se basait sur le dynamisme réel des villes, et non sur des projections démographiques abstraites de tout contexte — ce qui n’empêche pas l’entreprise de parier sur le développement de pays donnés.
Quelle citoyen pour la ville augmentée?
Enfin Albert Meige a interrogé le capitaine d’industrie et l’écrivain au sujet de la place et de la situation du citoyen dans la ville augmentée de demain. Comme de coutume, Aurélien Bellanger a donné en premier sa réponse, dessinant un retournement inattendu de l’histoire : selon lui, la situation du citoyen du futur sera de plus en plus inégale, et elle sera déterminée par sa place dans un système tendant vers une forme rappelant l’ancien régime. Il a illustré cette idée en remarquant l’explosion déjà actuelle des coûts médicaux. Albert Asséraf, parlant au nom de JCDecaux, a pour sa part souligné la primauté du principe d’équité dans l’offre de services proposée par son entreprise.
Les deux intervenants du Raout Presans ont ensuite répondu aux questions que chacun avait préparé pour son interlocuteur.
Pour clore cette modeste tentative de communiquer le bonheur qu’a été ce débat, je voudrais citer un passage d’un texte d’Alexander Pschera (disponible en allemand ici) :
“Les élites alphanumériques sont constamment en avance sur leur temps, les savants lettrés boitent en permanence à la suite du réel. Entre ces deux élites, entre l’arrière-garde analogique et l’avant-garde digitale, se présente de manière béante un trou d’élites, qu’il faut combler.
Notre avenir sera mû par les données. Impossible de ne pas le reconnaître.
Pour survivre dans la complexité du monde futur, et pour y garantir notre qualité de vie, nous aurons besoin d’intelligence artificielle. Nous aurons besoin de centres de pouvoir tels que Google, Amazon ou Facebook, qui en raison de leur concentration en intelligence alphanumérique sont seuls à pouvoir faire avancer et développer cette technologie.
Mais nous aurons aussi besoin de nouvelles formes d’interfaces entre l’homme et la machine, entre la société et les grands groupes. Pour pouvoir puiser dans le potentiel de connaissance des big data, nous devons créer de nouveaux modèles mentaux et sociaux de maîtrise.”
Nous espérons avoir contribué à notre échelle via l’organisation de ce débat à la réalisation de cette exigence.