En bref : > Albert Asséraf est Directeur Général de la Stratégie, de la data, et des nouveaux usages à JCDecaux. > Cet article présente sa vision de la transformation digitale, de la position de JCDecaux dans cette transformation, et des enjeux de la ville intelligente. > Il interviendra dans le cadre d'une discussion autour du thème "intelligence artificielle et ville intelligente" avec l'écrivain Aurélien Bellanger lors du Raout Presans 2017. Article basé sur un entretien réalisé le 22 juin 2017.
Albert Asséraf voit approcher le bouleversement digital du monde d’un œil calme et lucide. Il scrute les actions des nouveaux entrants pour s’en inspirer. Il étudie, pour agir et transformer le destin des industries désintermédiées qui n’ont pas su réagir à temps : « Toutes les industries ont été, sont ou seront impactées très fortement par la plateformisation de l’économie. Ceux qui se croient à l’abri se trompent. Ceux qui attendent avant d’agir prennent un risque. »
Peu d’entreprises sont capables de dire : je vais être mon propre Uber.
Les nouveaux entrants agissent sans être encombrés par le souci de la protection d’un historique, en inventant des modèles différents. Albert Asséraf souligne qu’il est « plus facile de partir de rien, parce qu’il n’y a pas de valeur détruite dans ce cas. Détruire de la valeur n’est pas naturel. L’erreur est de protéger des activités qui doivent soit être abandonnées, soit traitées différemment. »
Toute la difficulté pour les entreprises établies dans l’ancien monde est de mener à bien leur propre désintermédiation digitale, car « peu d’entreprises sont capables de dire : je vais être mon propre Uber. »
Dans le cas d’une entreprise de média qui dispose de plus de 1,2 million d’actifs physiques dans le monde telle que JCDecaux, affronter cette question existentielle implique de tirer les bonnes leçons en matière de pivots vers le digital. Attentif aux manœuvres stratégiques opérés par Netflix, dont le service se basait à l’origine sur le format DVD, ou par Deezer, qui a pleinement tiré les conséquences de la dématérialisation avancée de l’industrie musicale, le groupe familial français présent dans plus de 80 pays n’oublie pas ce qui constitue sa spécificité : à l’inverse de tous les autres médias, le digital enrichit plus qu’il ne remplace les objets urbains qu’il gère.
C’est un fait bien connu : le modèle économique des titans de l’Internet que sont Google et Facebook repose entièrement sur la publicité. Les capacités inédites de ciblage d’audience inventées et mobilisées par ces acteurs ainsi que par d’autres intimident. Et la puissance des barbares du Net fait l’objet de tous les fantasmes. Albert Asséraf note que cette forme d’hystérie digitale impossible à ignorer est encouragée par le caractère de plus en plus insaisissable de l’activité des entreprises de type GAFA. Quelle est l’activité réelle d’un distributeur sans réseau physique de distribution tel qu’Amazon? Est-ce un site de commerce? Un média? Un producteur de contenu? « Les frontières entre les entreprises tombent, la concurrence peut venir de partout ». Les exemples sont devant nous : en revendant les données qu’elle capte, la Fnac valorise de manière publicitaire ses actifs physiques ; Carrefour est de même devenu une entreprise de media.
Toutes les industries ont été, sont ou seront impactées très fortement par la plateformisation de l’économie. Ceux qui se croient à l’abri se trompent. Ceux qui attendent avant d’agir prennent un risque.
La création récente au sein de JCDecaux d’une Direction Générale de la Stratégie, de la data et des nouveaux usages répond à une volonté de réaliser le pivot digital car la santé de l’entreprise permet de le faire dans des conditions favorables, respectueuses des fondamentaux de son domaine d’activité. La création d’une direction dédiée repose sur la conviction que l’entreprise doit désormais non pas affronter, mais entrer majoritairement et définitivement dans le nouveau monde du digital.
Albert Asséraf nous parle d’un contrat récemment signé par JCDecaux en Mongolie, pour gérer pendant les vingt-cinq ans qui viennent les abribus d’Oulan Bator. Ce type d’horizon temporel exige ici de faire un pari sur l’existence future d’une classe moyenne actuellement encore en voie d’émergence, et sans laquelle la consommation de marques ne peut être que limitée. Avec des contrats d’une durée moyenne comprise entre quinze et vingt-cinq ans, JCDecaux base son activité sur un modèle économique hautement original, en cherchant toujours à se positionner comme un média stratégique pour les marques pour les décennies qui viennent.
Dans un domaine en devenir tel que celui de la publicité, la prospective ne fournit pas de repères. Albert Asséraf sait seulement que d’autres modèles seraient concevables, qui proposeraient des contrats plus courts, des modèles de financement différents, une segmentation des marchés, ou encore des offres sur mesure. Déjà, des plateformes apparaissent proposant de rentabiliser les surfaces publicitaires invendues.
La technologie n’est rien en soi si elle n’apporte pas du confort et de l’information.
La plateformisation est en marche. La rencontre digitale de l’offre d’actifs publicitaires et de la demande annonceurs tend à éliminer, dans le cas du web, la question du support des annonces, au bénéfice exclusif de la question de leur ciblage. Mais cette évolution du critère de succès d’une publicité apporte aussi son lot d’effets pervers, dès lors qu’un contexte de réception inapproprié peut détruire la valeur d’une annonce. Pour des marques soucieuses de leur prestige, le remplacement du media planning par l’audience planning ne saurait évacuer la question du canal contextuel le mieux adapté à une annonce.
La transposition aux objets publicitaires urbains de technologies déjà déployées dans le monde digital nous amène insensiblement vers le sujet de la ville intelligente. Sur Internet, 40% des publicités sont déterminées par des plateformes de vente d’espaces aux enchères et en temps réel (real-time bidding ou RTB). Sur un territoire urbain, l’enjeu du futur pour les 50000 écrans digitaux gérés par JCDecaux est de cibler, non pas des individus comme sur Internet, mais des cohortes affinitaires émergeant des flux locaux : « Tout ce qui va permettre de qualifier l’audience qui se déplace dans un territoire donné va permettre d’envoyer la bonne publicité au bon moment. »
Le savoir opérationnel des flux urbain mobilisé par JCDecaux concerne cependant les deux côtés de son modèle économique, qui est de financer des services améliorant la vie urbaine par la publicité : « JCDecaux a toujours la même vision de son entreprise, qui est d’améliorer la vie en ville. Les actifs JCDecaux améliorent tous quelque chose, qu’il s’agisse de la protection, de l’information, ou de la mobilité. La ville intelligente doit enrichir les services d’un certain nombre de mobiliers urbains. » Ces nouveaux services auront pour finalité de rendre la ville toujours plus inclusive et ouverte à tous : « La technologie n’est rien en soi si elle n’apporte pas du confort et de l’information. » Albert Asséraf souligne l’importance de l’équilibre urbain entre les objets et leurs opposants. « L’essence même de la publicité est d’être vue. » L’une des clés d’un tel équilibre est de donner un design intemporel aux objets urbains, respectueux de l’espace public et commun.
Nous avons demandé à Albert Asséraf de nommer ses héros. Sa réponse : Romain Gary et Émile Ajar, « des références qu’il est bon parfois de relire ».
La question d'Albert Asséraf pour Aurélien Bellanger : « Vous êtes particulièrement attentif et presque fasciné par les infrastructures, par l’aménagement urbain. Dans son roman Paris-New-York et retour, Marc Fumaroli compare le mobilier urbain de nos villes au Crystal Palace des temps modernes. Qu’en pensez-vous ? »