Primavera de Filippi est chercheuse au CNRS et à l’université de Harvard, ainsi qu’experte juridique pour Creative Commons France. Dans son temps libre, elle est artiste. Elle nous fera l’honneur d’exposer l’une de ses Plantoïdes lors de notre Raout Presans 2017.
Primavera de Filippi, quel parcours vous a amené là où vous êtes maintenant?
S’il y a un fil conducteur dans mon parcours, c’est celui de l’exploration. J’utilise le medium artistique comme une façon d’illustrer ma recherche, ou même pour la remettre en question. Mes créations artistiques fournissent un objet auquel appliquer mes analyses juridiques et technologiques. Cette complémentarité prend sa source dans mon enfance, quand j’ai commencé à m’intéresser à Internet, à la programmation… et aux nouvelles technologies en général. Après avoir obtenu mon diplôme en économie et commerce à l’université Bocconi de Milan, j’ai effectué un master en propriété intellectuelle à Londres, à l’université de Queen Mary. J’ai soutenu ma thèse de doctorat à l’Institut Universitaire Européen à Florence, en me concentrant sur les problématiques du droit d’auteur dans le monde numérique.
Parallèlement, je me suis lancée dans la production d’œuvres d’art qui allaient soulever les mêmes problématiques de ma recherche, mais dans le monde physique cette fois. Le but était de montrer, qu’en fait, le vrai problème ce n’est pas le médium numérique, ce sont les nouvelles pratiques artistiques qui remettent en cause le droit d’auteur. Le numérique ne fait qu’exacerber ces problèmes en les rendant plus apparents. C’est ainsi que j’ai commencé à être très intéressée par les relations entre ma recherche et le monde artistique. Initialement, la plupart de mes productions artistiques remettaient ainsi en cause le droit d’auteur, en créant des œuvres qui n’étaient tout simplement pas protégeables par le droit d’auteur. Je me suis ensuite concentrée sur la technologie blockchain, et j’ai donc cherché une façon d’illustrer la blockchain à travers une création artistique, ce qui m’a pris pas mal de temps.
Enfin, un jour, la plantoïde est née. Son but est d’illustrer de façon plus ou moins pédagogique ce que je considère être l’un des éléments les plus intéressants de la blockchain : la possibilité de créer des entités autonomes algorithmiques qui sont autonomes, et qui opèrent de façon complètement indépendante de tout être humain.
Comment fonctionne une plantoïde?
La Plantoïde, c’est une forme de vie fondée sur la blockchain. Comme toute autre forme de vie, la plantoïde est donc une entité autonome, auto-suffisante, et capable de se reproduire. Les plantes traditionnelles ont souvent besoin de l’aide de parties tierces, tels que par exemple les papillons ou les abeilles, qui vont les aider dans le processus de pollinisation. La plantoïde a elle aussi besoin de l’aide de parties tierces : les humains, principalement, qui vont les aider dans le processus de capitalisation—pendant artificiel de la pollinisation. De la même façon que les plantes se font belles pour attirer les abeilles, les plantoïdes se font belles pour attirer les humains, pour les inspirer, et les appeler à faire des donations. Les donations se font sous la forme de bitcoins. Chaque plantoïde a son compte bitcoin et peut donc recevoir ces donations.
La reproduction d’une plantoïde est lancée dès qu’un certain montant est atteint, en activant un « smart contract » sur la blockchain d’Ethereum. Ce smart contract permet de lancer automatiquement un appel d’offre permettant à n’importe qui de soumettre des propositions sur comment ils envisagent de créer la prochaine plantoïde. Toutes les personnes qui ont participé au financement de la plantoïde originale vont ensuite pouvoir exprimer leur préférence en envoyant une micro-transaction vers l’adresse sur la blockchain correspondant à la proposition de leur choix. Chaque vote est pondéré par la quantité de fonds envoyée par chaque individu à la plantoïde originale. Le smart contract va ensuite traiter toutes ces informations et identifier la proposition gagnante, activant ainsi la dernière phase de la reproduction : la plantoïde va signer la transaction pour transférer tout les bitcoins qu’elle a collecté vers l’auteur de la proposition sélectionnée, qui sera alors employé par la plantoïde pour produire sa descendance.
Chaque plantoïde possède son propre code génétique qui établit certains critères ou contraintes, aussi bien sur sa forme physique que la nouvelle plantoïde devra prendre que sur sa forme intellectuelle ou son système de gouvernance. Chaque artiste doit respecter les contraintes de la plantoïde mère, et peut ensuite introduire de nouvelles contraintes sur la plantoïde qu’il est en train de créer. Le but est de mettre en place un algorithme évolutionnaire, où les plantoïdes qui sont les plus belles ou les plus populaires vont collecter plus de bitcoins et vont donc pouvoir se reproduire plus rapidement— et coloniser petit à petit notre planète. Alors que les plantoïdes qui sont les moins populaires ne vont pas réussir à se reproduire et vont donc se retrouver potentiellement en extinction.
Quel succès les plantoïdes connaissent-elles?
L’origine des plantoïdes se situe en 2014, à un moment où la communauté intéressée par la blockchain est encore très petite. Même s’il est par construction impossible de mesurer l’évolution de la taille de la communauté (puisque celle-ci est constituée de participants pseudonymiques), il semblerait cependant que la popularité des plantoïdes a considérablement augmenté dans les dernières années. Le modèle de la plantoïde a d’ailleurs lui-même été adopté avec des modifications par certains acteurs, suscitant de riches discussions sur les possibilités de transposer le modèle à d’autres domaines : créations en commun, œuvres au service de certaines communautés, etc. Le modèle fournit une forme d’autonomie à certains objets ou projets, et pourrait s’appliquer aussi à des applications plus fonctionnelles.
Peut-on imaginer des plantoïdes dotées d’une intelligence artificielle?
L’intelligence artificielle apporterait une autonomie décisionnelle accrue aux plantoïdes, que l’on peut distinguer de l’autonomie opérationnelle déjà réalisée par la blockchain. Je m’explique : le fonctionnement de l’intelligence artificielle repose sur des machines directement contrôlées par certains opérateurs, qui peuvent donc intervenir sur l’exécution de ces systèmes. À l’inverse, dans le cas des systèmes fondés sur la blockchain, personne ne peut intervenir sur le fonctionnement de ces systèmes, puisque leur fonctionnement est décentralisé et indépendant de toute machine individuelle. Nous avons donc affaire à deux typologies d’autonomies différentes : autonomie décisionnelle d’un côté, et autonomie opérationnelle de l’autre. C’est en combinant ces deux types d’autonomies que l’on peut alors créer des systèmes de plus en plus sophistiqués, qui sont actuellement encore difficile à réaliser. Une plantoïde intelligente pourrait notamment effectuer par elle-même un jugement esthétique pour choisir la forme que ses descendants prendront.
Quels sont vos héros?
Avec la création de Bitcoin en 2009, Satoshi Nakamoto a soudainement ouvert l’esprit de milliers de personnes, en mettant en pratique une idée qui semblait jusqu’alors impossible. Mécontent du fonctionnement actuel du système financier, Nakamoto n’a pas essayé de combattre le système, ni de le modifier par l’intérieur. Au lieu, il a décidé de créer un système alternatif, qui serait suffisamment intéressant pour que les gens décident de l’adopter. Est-ce que cela remplacera le système financier? Peu importe. L’important c’est qu’il permet aux gens de faire un choix, et de décider s’ils veulent utiliser des euros, des dollars, ou des bitcoins. Cela pourrait avoir un impact important sur le système financier, même si cet impact est indirect. L’existence de Bitcoin crée une pression concurrentielle qui affecte tous les acteurs du secteur financier, induisant à des changements systémiques dans le secteur. Et la chose la plus étrange, c’est que malgré tous les efforts qui ont été fait pour découvrir la vrai identité de Satoshi Nakamoto, personne n’a la moindre idée de qui il est réellement.
Merci Primavera pour cet entretien!