Philippe Letellier est Fellow chez Presans. Il possède trente ans d’expérience dans l’industrie au sein de startups et de grands groupes internationaux (Technicolor, Thomson, Thales). Il est l’ancien directeur général du centre de recherche français de Thomson, où il était notamment responsable de la vision stratégique. Jusqu’en avril 2015, il était le Directeur de l’innovation de l’Institut Mines-Télécom, en charge des transferts technologiques et des partenariats, ce qui l’a conduit à bâtir un écosystème d’innovation connectant grandes entreprises, PME et monde académique. Il détient un doctorat en informatique de l’Université Paris XI Orsay et un Executive MBA de HEC.
Cher Philippe, parlez-nous d’abord de vous, de votre parcours, et de la façon dont vous avez été recruté comme Fellow Presans.
J’ai une longue carrière dans l’innovation et le numérique, et je suppose que c’est pour cette raison qu’Albert m’a identifié et contacté. À l’origine je suis ingénieur. J’ai fait une thèse à l’INRIA sur l’imagerie numérique. Ensuite, j’ai démarré dans une entreprise de typographie numérique, à une époque ou Word n’existait pas. J’ai appris à maîtriser le développement de logiciels. La prochaine étape fut d’entrer dans la nébuleuse Thomson Technicolor Thales, avec plusieurs postes, toujours dans le domaine de l’imagerie numérique et l’interactivité. J’ai terminé cette période en tant que Directeur général de la R&D de Thomson en France.
Après cela, j’ai créé la Direction de l’innovation de l’Institut Mines-Télécom, où j’ai notamment mis en place un fonds d’amorçage pour les PME innovantes, un fonds de prêts d’honneur, et un réseau de hubs à l’étranger pour leur permettre de se développer en Californie, en Russie, à Singapour. C’est là où j’ai rencontré Albert. On s’est aimé, depuis on ne se quitte plus. Par ailleurs, je dirige Hephaïstos, les forges de l’innovation, une entreprise spécialisée dans l’accompagnement sur le numérique et en particuliers sur l’open innovation. Donc ce n’est pas pour rien que je suis Fellow digital chez Presans.
Il n’y a pas un business aujourd’hui qui n’est pas impliqué dans le numérique. Je le vois actuellement dans le cadre d’une mission que j’effectue pour Presans chez un acteur de l’industrie pétrolière. J’apporte des clés digitales pour complètement repenser leur activité. L’impact est très grand, alors même que je ne connais pas spécialement l’industrie du pétrole. Dans le contexte actuel, où de nombreuses entreprises ont besoin de se renouveler en intégrant mieux le numérique, la notion de Fellow digital prend tout son sens.
Quelles sont les qualités d’un bon Fellow?
Il s’agit nécessairement d’une personne qui a une longue carrière et beaucoup de culture dans son domaine. Une caractéristique fondamentale est la capacité d’écoute : très rapidement il faut arriver à sentir ce qui coince chez l’autre. Il faut être habitué à la gestion de changement, à des problèmes à plusieurs dimensions. Il y a toujours une dimension technique, une dimension humaine, une dimension de management, une dimension écosystème. Il ne faut pas avoir peur de la complexité.
À l’époque où vous étiez manager chez Thomson, auriez-vous aimé pouvoir recourir à Presans pour lancer un appel à expertise ou consulter un expert via la Conciergerie?
Oui, complètement. Sachant qu’à l’époque, la culture dominante était celle de la fermeture : « tu te débrouilles, tu prends les meilleurs, rien ne sort ». L’idée géniale de Presans, c’est de faire de l’expertise, très classique, mais en mettant un vieux Fellow au milieu qui crée la confiance. Pour moi, le business, c’est la confiance.
Voici maintenant une question taillée sur mesure pour vous, mais aussi en rapport avec le thème de notre Raout 2017… Intelligence artificielle et Troisième Guerre mondiale : quelle est votre position sur ce sujet?
Je vais choisir de plutôt parler de Troisième Paix mondiale! Certains disent que l’intelligence artificielle est dangereuse et qu’elle va remplacer l’homme. C’est selon moi manquer la question. L’intelligence artificielle apporte un outil supplémentaire : la seule question de savoir comment nous-mêmes allons monter d’un cran dans l’intelligence, moins pour faire la guerre que pour faire la paix. Au lieu de se battre sur les ressources, livrons des disputes intellectuelles. L’intelligence artificielle doit être mise au service de la paix.
En amont, il faut aussi se demander si l’intelligence artificielle n’est pas une sur-promesse. L’avantage d’une longue carrière est d’avoir déjà vu des soubresauts. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, l’intelligence artificielle promettait déjà tout. J’ai connu le moment où tout le champ de l’IA, du jour au lendemain, s’est appelé « informatique avancée ». C’était incroyable. Les promesses n’avaient pas été tenues. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est de retour. Il faut éviter de tomber dans le même piège.
L’intelligence artificielle relève fondamentalement de l’algorithmique. Pensons au crible d’Ératosthène. La progression de nos capacités algorithmiques est continue, on ne change pas de monde.
Les questions qui m’intéressent le plus dans l’IA sont : « comment collaborer avec l’IA? » — problème qui se pose quand une IA fournit un résultat à intégrer dans une décision. Si la décision est prise par le système d’IA, le danger est de ne plus être capable de trouver la cause d’un éventuel pépin. L’enjeu pour une IA est la capacité d’expliquer un raisonnement. Cela n’a rien d’évident au sein d’une discipline privilégiant les statistiques, les réseaux de neurones et le deep learning. Et cela peut constituer un problème en vue de la paix universelle. Il faut que l’IA soit compréhensible, faute de quoi elle engendre de la méfiance, de la tension et de la guerre.
Quels sont vos héros?
Je n’aime pas le modèle du héros, en fait. Le héros est la maladie des gens qui ne réfléchissent pas, qui placent quelqu’un au-dessus d’eux et qui se calent sur ce qu’il dit. Plein de gens sont éberlués par le succès des dirigeants des GAFA. Mais la réussite de ces dirigeants n’en fait pas des héros, pour moi. Le héros, c’est celui qu’on va suivre, et c’est selon moi une grave erreur. Ce qui est intéressant n’est pas de suivre, mais de se dire : « puisqu’il est allé dans ce sens là, moi je dois aller dans un autre sens. » Un homme d’innovation sait qu’il ne faut pas chercher là où vont tous les gens. Il faut aller ailleurs, trouver des chemins peu frayés.
Il y a des gens que je trouve admirables. Un Steve Jobs, qui s’est fait sortir de son entreprise, pour ensuite y re-rentrer et complètement la transformer, c’est juste extraordinaire. Je n’ai aucune envie de faire ce qu’a fait Steve Jobs. Pour moi, le héros c’est être différent. Quand Apple a dit « Think different », ils ont préempté l’innovation. Je dois être différent de celui qui est différent. Il faut avoir la prétention de dire « la table est rase et je recommence. » Un innovateur ne supporte pas de faire deux fois la même chose.
99% des gens sont contre l’innovation. Tout le monde parle d’innovation, tout le monde agit contre. J’en tire que pour innover, il faut innover frugalement : faire de l’innovation sans demander. Demander l’autorisation d’innover, c’est la certitude de se voir dire « non » à un moment ou à un autre. Tout l’enjeu de l’innovation est d’arriver à la rendre la plus légère possible pour pouvoir rester dans sa zone d’autorité et ne pas avoir à demander l’autorisation pour faire des choses. Il ne faut pas demander des gros investissements, et il faut pouvoir tester.
C’est pour cette raison que des approches agiles se mettent en place. Les projets sont pensés à une échelle globale, mais d’abord lancés sur une échelle locale, qui ne demande pas d’autorisation. L’innovation se fait petit à petit, ça ne peut pas être un plan sur cinq ans. Un plan sur cinq ans, c’est 23 niveaux de hiérarchie qui prennent une décision, dont on connaît la réponse à l’avance : ce sera « non ».
Cher Philippe, merci pour cet entretien.