Entretien avec Ane Aanesland, co-fondatrice et CEO de ThrustMe.
Ces dernières années ont vu une variété de nouveaux acteurs faire leur entrée dans l’industrie spatiale. Des acteurs qui bousculent complètement les règles du jeu établies depuis des décennies. Des acteurs tels que Space X ou Blue Origin. Ces entreprises sont tout droit issues du nouveau monde. Par leur organisation et leur façon d’opérer, elles ressemblent aux géants du digital. Elles sont à la tête d’une révolution dans le domaine du spatial, qui est en train de silencieusement nous faire passer d’un monde de quelques centaines de gros satellites à un monde de constellations de milliers de petits satellites. L’École Polytechnique est dans la course : Ane Aanesland, directrice[1] de l’équipe de recherche Plasma Froid du Laboratoire de Physique des Plasmas se lance, avec son équipe, dans l’entrepreneuriat avec ThrustMe.
Après avoir écouté et collaboré avec les principaux acteurs historiques de l’aéronautique et du spatial… Après avoir entendu le top management de ces entreprises m’expliquer comment des entreprises du nouveau monde les bousculaient… Après les avoir entendu me confier que l’on pouvait « mourir en bonne santé », i.e. se faire violemment disrupter par un nouvel entrant – un pirate – malgré un carnet de commande rempli pour des dizaines d’années… Après avoir les grandes entreprises historiques me raconter leur version des faits, il était temps de recueillir le point de vue de l’un de ces pirates de la disruption ! Dont acte.
Ane, pouvez-vous nous parler de la révolution que connaît l’industrie du spatial ?
Je pense que nous sommes au début d’une importante vague de disruptions dans l’industrie des satellites. La miniaturisation des satellites a ouvert et démocratisé l’accès aux activités liées à l’espace qui auparavant n’étaient accessibles qu’aux grandes entreprises et aux agences gouvernementales. Les nouveaux satellites miniaturisés, qui représentent seulement de 1 à 10% de la taille des systèmes conventionnels, deviennent de plus en plus intéressants pour l’imagerie et la communication. La possibilité d’utiliser ces satellites dans des méga constellations de dizaines ou de centaines de satellites sont l’avenir du Big Data, de l’Internet et de l’intelligence globale.
Par exemple, utiliser les petits satellites en constellations pour l’imagerie peut permettre de prendre une image complète de la Terre plusieurs fois par jour ou même plusieurs fois par heure. Les satellites conventionnels d’aujourd’hui, quant à eux, ont besoin d’environ 5 jours pour construire une telle image.
L’imagerie instantanée est cruciale pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, et prédire ce dont sera fait demain. Par exemple, l’optimisation de l’agriculture est une des applications clé de l’imagerie instantanée car elle permettra de considérablement optimiser l’arrosage et la fertilisation.
Une autre application importante est celle de la prévision météorologique. Des données satellitaires rapidement rafraîchies avec des mesures multipoints améliorent les algorithmes de prévision. Cela permettra notamment aux compagnies aériennes d’optimiser les itinéraires longue distance et ainsi d’économiser jusqu’à 20% de leur consommation de carburant.
Certaines constellations sont déjà en place. Les principaux acteurs sont Planet et Terra Bella – entreprise qui vient d’ailleurs de se faire racheter par Google pour 500 millions de Dollars. Planet et Terra Bella ont déjà des constellations d’environ 70 et 7 satellites respectivement.
Ce marché des petits satellites, selon les prévisions actuelles, décollera véritablement au milieu des années 2020 ; mais pour que cela se produise, il reste encore quelques obstacles à surmonter.
Excellente transition, quels sont justement ces obstacles ?
Les petits satellites deviennent véritablement intéressants lorsqu’ils sont déployés en grand nombre. Les risques (de panne, notamment) sont alors distribués dans la constellation, au lieu de tout miser sur un gros satellite. En effet, à travers le principe de la constellation, il est possible de mettre en œuvre de nouvelles fonctionnalités et, dans certains cas, de surpasser les solutions existantes à l’heure actuelle.
Pour que ces lancements de petits satellites soient économiquement et écologiquement durables, il est nécessaire de pouvoir complètement les contrôler une fois en orbite autour de la planète. Il faut les manœuvrer dans les constellations désirées, c’est-à-dire les placer sur la bonne orbite, s’assurer qu’ils restent sur celle-ci (changement et correction d’orbite), et les faire redescendre à la fin de leur vie.
Or, pour contrôler ces petits satellites, il faut un moteur, ou ce que nous appelons dans le spatial un système de propulsion. Seulement, voilà, aujourd’hui, aucune solution satisfaisante n’est disponible. Miniaturiser les systèmes de propulsion classiques ne s’est pas avéré faisable jusqu’à maintenant. Et en fait, les moteurs disponibles aujourd’hui ont de faibles performances et sont trop grands, trop complexes et trop chers pour la production de masse.
Aussi risque-t-on de se retrouver avec des milliers de satellites en panne de moteur si une solution n’est pas rapidement trouvée ! La question du système de propulsion pour les petits satellites est vraiment le caillou dans la chaussure à l’heure actuelle.
Et comment ThrustMe propose-t-elle de résoudre ce problème?
ThrustMe est une startup issue du Centre de Recherche de l’Ecole Polytechnique qui justement offre un système de propulsion idéal pour les petits satellites.
Mon cofondateur Dmytro Rafalsky et moi-même avons compris que nous devions regarder le problème de la miniaturisation sous un nouvel angle. Les concurrents, bloqués depuis des années, ont dépensé du temps et de l’argent à essayer de miniaturiser les systèmes de propulsion spatiale classiques. Seulement, on se rend compte que lorsque l’on revient aux lois de la physique que certaines parties de ces systèmes classiques de propulsion ne peuvent tout simplement pas être miniaturisées sans violer ces lois.
Ane, j’ai récemment publié un article sur mon blog dans lequel on explique qu’Elon Musk – l’emblématique fondateur et CEO de Space X et Tesla – « veut des solutions qui viennent des lois fondamentales de la physique ». Elon Musk dit d’ailleurs qu’il préfère largement un collaborateur avec un PhD en physique qu’avec un MBA. Il parle de « first principle thinking ». Est-ce que vous partagez son point de vue ?
Oui, et c’est justement en revenant aux lois fondamentales de la physique que nous avons trouvé le moyen de se débarrasser de ces briques encombrantes, complexes et coûteuses. Ce que nous avons fait, c’est combiner les technologies classiques de propulseurs ioniques (utilisées dans 20-30% des grands satellites conventionnels d’aujourd’hui) avec des technologies inspirées de l’industries des semi-conducteurs pour la gravure des matériaux. En combinant ces technologies et en revenant aux principes fondamentaux de la physique, nous avons développé un propulseur beaucoup plus petit, moins complexe et beaucoup plus robuste… et en plus de cela, il a des performances plus élevées que tous les autres. En résumé, nous arrivons à brûle-pourpoint pour mettre sur le marché un produit idéal que toute l’industrie est en train d’attendre.
Les lecteurs de la Jaune et le Rouge, vous le savez, sont exigeants et aiment les sciences et les technologies ; pouvez-vous, s’il-vous-plaît nous en dire un petit peu plus sur le principe de votre système de propulsion révolutionnaire ?
De manière générale, pour se déplacer dans l’espace (où il n’y a pas de frottement), une force est exercée sur le satellite en éjectant de la matière – c’est la seconde loi de Newton décrivant la conservation de la quantité de mouvement. Cette force, la poussée, est donnée par T = V dm / dt. Pour créer la poussée, on peut jouer sur la vitesse (V) d’éjection de la matière, et/ou sur la variation de masse (i.e la quantité de matière éjectée dm / dt).
Ainsi, il existe deux grandes classes de systèmes de propulsion. La plus commune est la propulsion chimique (les lanceurs d’Ariane par exemple) où la poussée est créée en éjectant une grande quantité de matière très rapidement (dm / dt). Ce n’est pas très efficace une fois dans l’espace, car une grande quantité matière à éjecter est requise, et elle doit être transportée et stockée dans le satellite.
La seconde classe de systèmes de propulsion est la propulsion électrique. Dans ce cas, l’énergie électrique (générée par exemple par des panneaux solaires) est transformée en énergie cinétique. L’idée principale est d’accélérer un gaz à des vitesses élevées – la vitesse la plus grande possible en fait. C’est cette seconde classe de système qui nous intéresse dans le cadre des satellites déjà en orbite.
Concrètement, comment accélère-t-on ce gaz en général ? Le moyen le plus efficace est de transformer le gaz en plasma (en détachant les électrons des atomes ou des molécules). Les ions ainsi créés sont extraits et accélérés par un ensemble de grilles électrostatiques qui créent un champ électrique permettant d’accélérer les ions à des vitesses élevées. C’est ce qui crée la poussée. Puisque les ions sont chargés positivement, ils doivent être neutralisés, car sinon ces ions positifs finiraient par revenir à leur point de départ et ainsi par annuler la poussée. Par conséquent, dans les systèmes classiques, une source distincte, appelée neutraliseur, alimente le faisceau d’ions positifs en électrons.
C’est justement le neutraliseur qu’il n’est pas possible de miniaturiser au-delà d’un certain point sans violer les lois de la physique. C’est là que nous avons décidé d’aborder le problème sous un nouvel angle.
Dmytro et moi-même avons une longue expérience dans la physique des plasmas et l’accélération d’ions à partir des plasmas. Cette recherche fondamentale que nous avons conduite, notamment à l’École Polytechnique, depuis de nombreuses années pour des applications industrielles variées, et notamment pour la gravure de matériaux pour l’industrie des semi-conducteurs, nous a considérablement inspirée pour notre innovation.
Sans entrer dans les détails, nous utilisons un propulseur ionique classique comme décrit ci-dessus, mais au lieu d’appliquer une tension continue aux grilles électrostatiques, nous appliquons une tension alternative dans la gamme radiofréquence. Comme les ions sont beaucoup plus lourds que les électrons, le système se polarise automatiquement. Qu’est-ce que cela veut dire ? Le plasma induit par lui-même un « off-set » à la tension appliquée sur les grilles, au lieu d’osciller autour de zéro, il oscille autour d’une tension constante. Les ions, plus lourds que électrons, n’ont pas le temps de réagir aux oscillations et sont accélérés par cette tension constante (enfin, plus précisément par le champ électrique correspondant). Les électrons, quant à eux, réagissent au champ oscillant et sortent du plasma à travers les grilles en suivant les oscillations radiofréquence. En conséquence, le faisceau d’ions est complètement neutralisé sans avoir besoin d’un neutralisateur.
La cerise sur le gâteau est qu’à taille de système équivalente, nous pouvons extraire de ce système un courant d’ion deux fois plus élevé que celui des systèmes classiques, ce qui se traduit par une poussée deux fois plus élevée pour notre système. En résumé, non seulement nous avons développé un système de propulsion qui a 40% de la taille d’un propulseur ion classique, mais en plus il procure une poussée deux fois plus importante !
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vous-même?
J’ai grandi tout au nord de la Norvège, dans un petit village avec une nature éblouissante. J’ai fait mes études à l’université la plus au Nord du monde, l’université de Tromsø.
Après ma thèse, j’ai passé mes trois premières années de recherche en Australie, à l’Australian National University, après quoi j’ai rejoint l’Ecole Polytechnique. Je suis entrée au CNRS en 2008. J’ai dirigé pendant quelques années un groupe de recherche d’une trentaine de personnes au Laboratoire de Physique des Plasmas (LPP).
J’aime beaucoup la combinaison de la recherche fondamentale et de l’innovation. Maintenant, mon tour est venu d’apporter au monde industriel certains de mes travaux de recherche. Pour cela j’ai obtenu une mise en disposition du CNRS début janvier 2017, afin de me permettre de lancer ThrustMe. J’aime aussi beaucoup les défis « impossibles », tant privés que professionnels.
Chez Presans, nous aimons terminer nos interviews en posant la question suivante (néanmoins, cette fois, il me restera une question ultime après celle-ci) : qui sont vos héros ?
Il y a beaucoup de gens que j’admire. Plus jeune, j’étais passionnée par les explorations et, naturellement, Fritjof Nansen était mon héros (comme probablement pour beaucoup de Norvégiens). Celui que j’admire le plus dans ce domaine est une personne beaucoup moins connue appelée Helge Ingstad. Il était humble, courageux et fort. J’admire aussi Marie Curie pour des raisons évidentes. Parmi les contemporains, j’aime beaucoup Angelina Jolie et Sheryl Sandberg. Enfin, dois-je mentionner Elon Musk? Je pense que c’est aussi évident que Marie Curie !
Et enfin, mon ultime question : où en êtes-vous aujourd’hui et comment la communauté des Polytechniciens peut-elle vous aider ?
Notre projet est extrêmement capitalistique. Nous sommes en train d’effectuer notre première levée de fond d’amorçage. D’autres tours de table suivront ensuite. Par ailleurs, nous cherchons aussi à recruter les talents les meilleurs et les plus motivés, tant sur la partie business que sur la partie R&D. Nous avons déjà des polytechniciens dans notre équipe, mais d’autres seront les bienvenus.
Excellent ! Ane, merci beaucoup pour cet échange passionnant. Bonne chance à vous. Tenez-nous informés.
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[1] En fait, depuis janvier 2017, Ane a obtenu sa mise en disposition du CNRS. Elle n’est donc formellement plus directrice de cette équipe, mais entrepreneur à part entière
Cette interview a également été publiée dans la Jaune et la Rouge d’avril 2017 (n°724). Vous pouvez également télécharger l’interview en PDF.
Update: ThrustMe featured on the front page of the Ecole Polytechnique website: https://www.polytechnique.edu/fr/content/lx-sassocie-avec-la-satt-paris-saclay-pour-revolutionner-lindustrie-spatiale